Saint Thomas : Critique d’Averroès
- Article 10 -
Avant d’apprendre ou de découvrir, souligne Aristote,
l’intellect possible doit être en puissance. Mais, en soutenant une telle thèse
et en adoptant celle qui affirme l’unité de l’intellect, les averroïstes se
trouvent pêle-mêle dans des apories insolubles.
Nous savons d’emblée que notre intellect atteint les
intelligibles soit par la découverte, ou par l’apprentissage. Le problème ne se
pose apparemment pas dans le cas de la découverte, car le passage de la
puissance à l’acte est conforme à la thèse aristotélicienne mentionnée
ci-dessus. En revanche, la difficulté
devient manifeste quand il s’agit de l’apprentissage. En effet, quand un
enseignant nous apprend une science, nous disons qu’il la possède en acte alors
que nous ne la possédons qu’en puissance. Ainsi, si nous acceptons la thèse des
averroïstes qui affirment l’unité de l’intellect possible, nous serons obligés de
reconnaître qu’il est toujours en acte,
ce qui contredit la thèse aristotélicienne du départ.
En plus, même si nous supposons, avec certains, qu’il n y a
eu jamais d’homme premier pensant, un autre problème surgira. Dans un cas
pareil, nous serons amenés à dire que tous les intelligibles des choses n’ont
pas été acquis. Ils sont plutôt éternels au sein de l’intellect possible.
Alors, « c’est pour rien, dit Saint Thomas, qu’Aristote affirme
l’existence d’un intellect agent faisant passer les intelligibles de la
puissance à l’acte ; c’est aussi pour rien qu’il affirme que les images se
rapportent à l’intellect possible comme les couleurs à la vue, si l’intellect
possible ne reçoit rien des images. » (1)
En outre, comment une substance séparée aurait-elle besoin de
nos apprentissages et découvertes pour se penser elle-même ? La question
se pose pour Saint Thomas car une telle substance est intelligible en et par
elle-même. Aussi, c’est pour cette raison qu’il dit que si l’intellect possible
était une substance séparée il se penserait par son essence**, et il n’aurait
pas besoin de notre pensée ou découverte pour forger ses espèces intelligibles.
En vue de sortir de ces difficultés, les averroïstes peuvent dire qu’ils
parlent de l’intellect possible en tant qu’il est en relation avec nous et non
pas avec lui-même. Mais, Saint Thomas, lui, soutient avec force
qu’Aristote : « Parle de l’intellect possible dans ce qui lui est
propre et en tant qu’il se distingue de l’intellect agent. »(2)
En revanche, les averroïstes peuvent aussi postuler une
lecture propre des textes d’Aristote, et soutenir que l’intellect possible
possède toutes les espèces intelligibles qui lui permettent d’entrer en
relation avec les images qui sont en nous. Cette relation peut s’effectuer
selon trois modes. Or, en mettant de côte le premier et le troisième mode,
Saint Thomas affirme à travers le second que les espèces intelligibles qui
sont dans l’intellect possible ne sont pas reçues par les images, elles
rayonnent plutôt sur nos images, et les illuminent***pour qu’elles puissent
devenir des pensées.
Une telle conception nous conduit, cependant, à des
conséquences insoutenables :
1- Si on concède avec les averroïstes que nos images deviennent intelligibles en acte du
fait des espèces contenues dans notre intellect possible, et non pas grâce à
notre intellect agent, alors on contredira les enseignements d’Aristote.
2- Eu égard à ces enseignements, les images ne peuvent
devenir intelligibles en acte que par abstraction. Mais, dire que c’est
l’intellect possible qui les illuminent pour qu’elles le deviennent, c’est dire
qu’il s’agit d’une simple réception et non pas d’une abstraction.
3- La réception elle-même dépend de la nature du récepteur.
Or, puisque les espèces intelligibles sont différentes par nature des images
qui sont en nous, alors l’illumination susdite n’atteindra pas les images sur
un mode intelligible, mais sur un mode sensible et matériel. Ainsi, nous ne
serons pas en mesure de penser universellement.
Donc, conclut Saint Thomas : « Il est à tout point de
vue impossible que l’intellect possible de tous les hommes ne soit
qu’un. »(3)
** Pour Saint Thomas Dieu seul agit par essence, tandis que
l’âme humaine agit par l’intermédiaire des puissances (Intellective, sensitive,
végétative). Guillaume d’Auvergne, lui, croit que l’âme est par nature simple
et indivisible, et c’est par essence qu’elle agit. Mais, Saint Thomas refuse
catégoriquement cette conception car elle assimile l’action de notre âme à
celle de Dieu lui-même.
Il faut noter que ce débat a sillonné non seulement la
philosophie « chrétienne », mais aussi « musulmane » tel
qu’on peut le constater dans la fameuse querelle qui a opposé Averroès à Algazel. Et ce qui
est remarquable, c’est que dans les deux cas le débat a eu lieu sous
l’impulsion de la lecture d’Aristote qu’a livrée Avicenne à sa postérité. En
vérité, il ne s’agit pas d’Aristote, mais surtout d’une synthèse entre ce
dernier et Platon telle qu’elle se révèle dans des œuvres comme « la
théologie d’Aristote » et « le livre des causes ». Se sont des
œuvres que les historiens de la philosophie attribuent à des néoplatoniciens.
Elles ont constitué le fond des débats qu’ont connus les deux philosophies et
les deux cultures, chrétienne et musulmane.
***La théorie de l’illumination nous révèle l’aspect
Platonicien et Augustinien de la problématique que Saint Thomas n’avait pas
cessé de combattre, chez Avicenne et chez des philosophes « chrétiens
avicenniens », car elle réduit à néant l’autonomie de l’activité de l’âme.
Il avait aussi combattu cette même tendance chez les « moutakalimin »المتكلمين de l’islam, surtout les
« Acharites » الاشاعرةpuisqu’ ils
dépouillent, à ses yeux, et l’homme et la nature de tout pouvoir d’agir
indépendamment de la volonté divine.
Kamal
Elgotti : Khénifra le 09-07-2016
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