lundi 24 octobre 2016



Saint Thomas : Critique d’Averroès
- Article 10 -
Avant d’apprendre ou de découvrir, souligne Aristote, l’intellect possible doit être en puissance. Mais, en soutenant une telle thèse et en adoptant celle qui affirme l’unité de l’intellect, les averroïstes se trouvent pêle-mêle dans des apories insolubles.
Nous savons d’emblée que notre intellect atteint les intelligibles soit par la découverte, ou par l’apprentissage. Le problème ne se pose apparemment pas dans le cas de la découverte, car le passage de la puissance à l’acte est conforme à la thèse aristotélicienne mentionnée ci-dessus.  En revanche, la difficulté devient manifeste quand il s’agit de l’apprentissage. En effet, quand un enseignant nous apprend une science, nous disons qu’il la possède en acte alors que nous ne la possédons qu’en puissance. Ainsi, si nous acceptons la thèse des averroïstes qui affirment l’unité de l’intellect possible, nous serons obligés de  reconnaître qu’il est toujours en acte, ce qui contredit la thèse aristotélicienne du départ.
En plus, même si nous supposons, avec certains, qu’il n y a eu jamais d’homme premier pensant, un autre problème surgira. Dans un cas pareil, nous serons amenés à dire que tous les intelligibles des choses n’ont pas été acquis. Ils sont plutôt éternels au sein de l’intellect possible. Alors, « c’est pour rien, dit Saint Thomas, qu’Aristote affirme l’existence d’un intellect agent faisant passer les intelligibles de la puissance à l’acte ; c’est aussi pour rien qu’il affirme que les images se rapportent à l’intellect possible comme les couleurs à la vue, si l’intellect possible ne reçoit rien des images. » (1)
En outre, comment une substance séparée aurait-elle besoin de nos apprentissages et découvertes pour se penser elle-même ? La question se pose pour Saint Thomas car une telle substance est intelligible en et par elle-même. Aussi, c’est pour cette raison qu’il dit que si l’intellect possible était une substance séparée il se penserait par son essence**, et il n’aurait pas besoin de notre pensée ou découverte pour forger ses espèces intelligibles. En vue de sortir de ces difficultés, les averroïstes peuvent dire qu’ils parlent de l’intellect possible en tant qu’il est en relation avec nous et non pas avec lui-même. Mais, Saint Thomas, lui, soutient avec force qu’Aristote : « Parle de l’intellect possible dans ce qui lui est propre et en tant qu’il se distingue de l’intellect agent. »(2)
En revanche, les averroïstes peuvent aussi postuler une lecture propre des textes d’Aristote, et soutenir que l’intellect possible possède toutes les espèces intelligibles qui lui permettent d’entrer en relation avec les images qui sont en nous. Cette relation peut s’effectuer selon trois modes. Or, en mettant de côte le premier et le troisième mode, Saint Thomas affirme à travers le second que les espèces intelligibles qui sont dans l’intellect possible ne sont pas reçues par les images, elles rayonnent plutôt sur nos images, et les illuminent***pour qu’elles puissent devenir des pensées.
Une telle conception nous conduit, cependant, à des conséquences insoutenables :
1- Si on concède avec les averroïstes que nos  images deviennent intelligibles en acte du fait des espèces contenues dans notre intellect possible, et non pas grâce à notre intellect agent, alors on contredira les enseignements d’Aristote.
2- Eu égard à ces enseignements, les images ne peuvent devenir intelligibles en acte que par abstraction. Mais, dire que c’est l’intellect possible qui les illuminent pour qu’elles le deviennent, c’est dire qu’il s’agit d’une simple réception et non pas d’une abstraction.  
3- La réception elle-même dépend de la nature du récepteur. Or, puisque les espèces intelligibles sont différentes par nature des images qui sont en nous, alors l’illumination susdite n’atteindra pas les images sur un mode intelligible, mais sur un mode sensible et matériel. Ainsi, nous ne serons pas en mesure de penser universellement.
Donc, conclut Saint Thomas : « Il est à tout point de vue impossible que l’intellect possible de tous les hommes ne soit qu’un. »(3)

** Pour Saint Thomas Dieu seul agit par essence, tandis que l’âme humaine agit par l’intermédiaire des puissances (Intellective, sensitive, végétative). Guillaume d’Auvergne, lui, croit que l’âme est par nature simple et indivisible, et c’est par essence qu’elle agit. Mais, Saint Thomas refuse catégoriquement cette conception car elle assimile l’action de notre âme à celle de Dieu lui-même.
Il faut noter que ce débat a sillonné non seulement la philosophie « chrétienne », mais aussi « musulmane » tel qu’on peut le constater dans la fameuse querelle  qui a opposé Averroès à Algazel. Et ce qui est remarquable, c’est que dans les deux cas le débat a eu lieu sous l’impulsion de la lecture d’Aristote qu’a livrée Avicenne à sa postérité. En vérité, il ne s’agit pas d’Aristote, mais surtout d’une synthèse entre ce dernier et Platon telle qu’elle se révèle dans des œuvres comme « la théologie d’Aristote » et « le livre des causes ». Se sont des œuvres que les historiens de la philosophie attribuent à des néoplatoniciens. Elles ont constitué le fond des débats qu’ont connus les deux philosophies et les deux cultures, chrétienne et musulmane.      
***La théorie de l’illumination nous révèle l’aspect Platonicien et Augustinien de la problématique que Saint Thomas n’avait pas cessé de combattre, chez Avicenne et chez des philosophes « chrétiens avicenniens », car elle réduit à néant l’autonomie de l’activité de l’âme. Il avait aussi combattu cette même tendance chez les « moutakalimin »المتكلمين de l’islam, surtout les « Acharites » الاشاعرةpuisqu’ ils dépouillent, à ses yeux, et l’homme et la nature de tout pouvoir d’agir indépendamment de la volonté divine. 


Kamal Elgotti : Khénifra le 09-07-2016




1-      Saint Thomas : Contre Averroès, Editions Flammarion, Paris, 1994.p. 169


2-      Ibid. P. 171

3-      Ibid. P. 173



   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire