« Galilée l’averroïste !
»
I- Introduction :
Méthode et problématique.
Avec un
titre aussi provocateur je crains d’être mal reçu par un bon nombre d’historiens d’idées
scientifiques et philosophiques. J’avoue qu’en l’absence d’une documentation
sur le sujet de mon article, je ne peux qu’adhérer à toute approche critique
qui pourrait réfuter mon hypothèse de base.
Est-t-il
donc légitime de parler d’un Galilée averroïste ?! L’adjectif, averroïste, avait certes une
connotation péjorative, et ceci depuis Saint Thomas d’Aquin, en passant par la
condamnation de 1277, jusqu’à Kant et
même après (je songe à Ernest Renan et son averroïsme). Mais, laissons d’abord
de côté la question de savoir si Ibn Rushd, le philosophe de Cordoue, était
lui-même un averroïste, et essayons de relater le bien fondé de mon hypothèse.
Celle-ci peut-être exposée de la manière suivante : Galilée aurait
vraisemblablement eu connaissance de l’œuvre d’Ibn Rushd, si ce n’était d’une
manière directe, il l’aurait au moins connu indirectement. Deux textes consacrés par le médiéviste Alain
de Libera, en guise d’introduction au « Discours décisif », pouvaient
apparemment m’être utiles pour vérifier cette hypothèse. Dans le premier, il
dit : « Entre 1168 et 1198, Ibn Rushd commentera sous diverses formes
littéraires (grands commentaires, commentaires moyens, résumés) la
quasi-totalité de l’œuvre d’Aristote, à une époque où les Chrétiens d’Occident
commençaient à peine à se familiariser avec elle. Traduits en latin
au début du XIII siècle, ses commentaires sur la physique, le De Caelo,
le De Anima et la Métaphysique régneront sur les universités européennes jusqu’à
la fin du XVI siècle. De 1230 à 1600, c’est Ibn Rushd
qui, au côté d’Aristote, incarnera la rationalité philosophique dans l’occident
chrétien. D’où son formidable succès littéraire,
puissamment relayé par l’imprimerie vénitienne. »(1) Si l’œuvre
d’Ibn Rushd avait donc régnée tout au long de ces siècles, et ce jusqu’à 1600, et
si c’était l’imprimerie vénitienne qui l’avait relayée, n’a-t-on pas, dans ce
cas, le droit de maintenir l’hypothèse ci-dessus ? Sans rien conclure, je
poursuis ma lecture du deuxième texte : « L’œuvre d’Iben Rushd
penseur musulman, dit de Libera, a en revanche irrigué la pensée
juive, car, contrairement aux scolastiques lecteurs de l’Averroès
Latinus les lecteurs de l’Averroès Hebraeus, dans la
langue savante était l’arabe, avaient un accès direct à
l’ensemble de son œuvre. C’est ce qui explique que le Fasl
al-maqal ait eu une grande importance chez les penseurs juifs, alors
qu’il n’en a pas eu chez les Latins. »(2) La
dernière phrase du texte laisse planer un doute quant au bien fondé de mon
hypothèse, sans pour autant la réfuter totalement, car si le Fasl al-maqal n’a
pas eu chez les penseurs Latins une grande importance, est- ce qu’on peut en
conclure qu’ils ne l’ont plus connu ou simplement qu’ils ne l’ont pas pris en
considération ? Est-ce à dire encore que les œuvres du Stagirite ont en
occulté la valeur ? Je ne peux évidemment pas trancher. En outre, le pays où
a eu lieu l’éclosion de la Renaissance, une Renaissance qui a posé les jalons
qui ont ébranlé l’ancien système du monde, n’est que l’Italie, le pays natal de
Galilée. A ce propos le jeune spécialiste de la
philosophie arabe l’allemand Dag
Nikolaus Hasse dit : « A key factor was the extraordinary authority
Averroes had acquired as a university
author who was read and taught in arts faculties all over Europe and
especially in Rennaissance Italy. His expositions of Aristotle had an
overwhelming influence on the Italian commentary tradition, in
particular at the university of Padua, the most important center of philosophical
study in Europe during the Renaissance (…) The history of Averroes
editions in the Rennaissance culminated in the impressive multivolume Giunta
edition of 1550 /2 in Venice, which presented the entire Aristotelian
corpus together with a complete set of Averroes’works.
This edition also contains most of the new
translations of Averroes which were produced in the Rennaissance. For a long
time, since the medical translations in Montpellier and Barcelona around 1300, hardly
any translations of Arabic texts had been produced. Around 1480, however,
there began a new wave of translations, many of them via Hebrew
intermediaries. The movment lasted about seventy years, until the death
of the last prolific translator, Jacopo Manito, in 1549. The result is
impressive : nineteen commentaries of Averroes were translated in the
entire medieval period. »(3)
Le texte est vraiment long, mais la richesse
de son contenu historique est d’une grande importance pour bien délimiter les
contours de mon hypothèse et sa portée. De fait, on sait que Galilée avait
enseigné à l’université de Padoue durant dix-huit ans, de 1592 jusqu’à 1610. On
sait aussi que cette université (texte ci-dessus à l’appui) contenait au sein de ses bibliothèques les
commentaires d’Averroès sur les œuvres d’Aristote, et qu’Averroès avait une
autorité indiscutable au sein des milieux universitaires. Alors, n’y a-t-il pas
lieu d’en conclure que Galilée aurait connu
les travaux d’Averroès ? N’aurait-il pas eu, au moins, une idée sur
leur contenu ? Je ne peux décider
encore une fois en faveur d’une hypothèse plutôt que d’une autre. C’est
pourquoi j’adopterai une approche hypothético-déductive et comparative. Je
focaliserai mon attention sur deux textes : «le discours
décisif » (1179) d’Ibn Rushd, et la lettre adressée par Galilée à madame
Christine de Lorraine, la Grande-duchesse de Toscane (1615). Ainsi, je
répartirai mon analyse en deux étapes en prenant en considération les deux
moments que recouvre, à mon avis, la lettre de Galilée : un première
moment où il déploie sa propre façon de considérer les Écritures Sacrées, et
c’est là où j’essayerai de chercher une influence éventuelle d’Ibn Rushd ;
et un deuxième moment, non moins important, où il s’appuie sur l’autorité que
représentait « Saint Augustin » pour soutenir son propre dessein, à
savoir la nécessité et la légitimité de l’interprétation.
II- Circonstances
générales du « discours » et de «la lettre ».
Sommairement,
le « Discours » d’Averroès s’insère dans un contexte global, celui du
statut de la philosophie dans le climat culturel de la civilisation
arabo-musulmane. Statut doit être entendu ici au sens légal du terme. Car, il
s’agit d’une fatwa destinée au public : « Non pas, dit
Alain de Libera, à tout public, mais au public des gens éduqués dans la
tradition juridique malikite, et, en fin, au pouvoir, dont il
accompagne et salue la réforme politico-religieuse. »(4) De fait, la
question que se pose le « Discours » est de : « Rechercher,
dans la perspective de l’examen juridique, si l’étude de la philosophie et des
sciences de la logique est permise (مباح) par la Loi révélée, ou bien condamnée (محظور) par elle, ou bien encore prescrite (مأمور به (, soit en tant que recommandation (الندب (, soit en tant
qu’obligation (الوجوب ) »(5) Ibn Rushd tente donc de défendre la
légitimité de la pratique philosophique non pas sur un terrain philosophique,
comme c’était le cas dans son Tahafut at-tahafut (Incohérence de
l’incohérence), mais plutôt sur un terrain juridique. Une telle position ne
laisse aucun doute quant au public visé par «le discours » : les
théologiens de l’islam hostile à la philosophie. C’est pourquoi il a choisi de
les affronter dans leur propre terrain pour prouver non pas seulement la
légitimité de la falsafa, mais aussi l’obligation du tafalsouf. Ainsi,
dit Ibn Rushd : « Si l’acte de philosopher ne consiste en rien
d’autre que dans l’examen rationnel des étants, et dans le fait de réfléchir
sur eux en tant qu’ils constituent la preuve de l’existence de l’Artisan,
c’est-à-dire en tant qu’ils sont (analogues à) des artefacts – car de fait,
c’est dans la seule mesure où l’on en connaît la fabrique que les étants
constituent une preuve de l’existence de l’Artisan ; et la connaissance de
l’Artisan est d’autant plus parfaite qu’est parfait la connaissance des étants
dans leur fabrique ; et si la révélation recommande bien aux hommes de
réfléchir sur les étants et les y encourage, alors il est évident que
l’activité désignée sous ce nom (de philosophie) est, en vertu de la loi
révélée, soit obligatoire, soit recommandée. »(6) Il en conclut
certes que le tafalsouf est obligatoire puisque la révélation elle-même
exige l’examen des étants par l’usage de la raison et de la réflexion. Pour
preuve, Ibn Rushd a dû ingénieusement, du moment que le débat est sur la
légalité de la philosophie et vise principalement les théologiens, interpréter
certains versets coraniques de façon à ce qu’il confirme sa thèse sur
l’usage obligatoire de la raison et du syllogisme démonstratif, bref la
nécessité de la pratique philosophique.
Les circonstances historiques, sociales, politiques et
scientifiques qui entourent «la Lettre » de Galilée sont certes
différentes. Néanmoins, la nature du débat demeure la même au moins
formellement. En effet, écrit François Russo, le traducteur de la
« Lettre » :« Ce document n’est pas seulement l’écho de
querelles passagères, ou le fruit d’un mouvement d’humeur. Par-delà les
circonstances sociales et politiques du moment, il affronte le problème de fond
que posait à la pensée religieuse l’avènement de la science moderne. C’est là
ce qui en fait tout l’intérêt et toute la portée. »(7) Galilée était en
effet sommé d’affronter certains théologiens hostile à la science nouvelle,
science qui a connu un tournant décisif grâce à la théorie héliocentrique
copernicienne. Et puisque la portée du débat dépasse le cadre limité d’une
discussion épistémologique, en y faisant intervenir des propos de nature
religieux, il lui a fallu défendre la légitimité d’une telle théorie. Et pour
ce faire il proposa une réinterprétation de l’Écriture Sainte à la lumière des
nouvelles découvertes auxquelles il a lui-même contribué. Lisons donc ce qu’en
dit Galilée au début de sa lettre : « J’ai découvert, il y a peu
d’années, comme le sait Votre Altesse Sérénissime, de nombreuses particularités
dans le ciel, qui, jusqu’ici, étaient invisibles ; soit en raison de leur
nouveauté, soit en raison de plusieurs conséquences qui en découlent, ces
découvertes, en venant s’opposer à des propositions communément reçues dans les
Écoles des philosophes, ont excité contre moi un grand nombre de ses
professeurs ; au point que l’on pourrait croire que j’ai mis de ma main
ces choses dans le ciel pour troubler la nature et les sciences(…) et se
montrant dans le même temps plus attachés à leurs propres opinions qu’à la
vérité, ils en vinrent à prétendre déclarer que ces nouveautés n’existent pas,
alors que, s’ils avaient voulu les considérer avec attention, ils auraient dû
conclure à leur existence. Ils se sont alors répondus en démarches diverses et
ont notamment publié des écrits remplis de vains discours ;
et, ce qui rend leur erreur plus grave, ils y
ont fait intervenir des attestations des Saintes Écritures, empruntées à des
passages qu’ils n’ont pas bien compris et qui ne correspondent pas aux
questions abordées… »(8) Si
donc ses contradicteurs n’ont pas bien compris le sens des Écritures Saintes qu’ils
manient contre la nouvelle science, alors l’interprétation s’impose avec
vigueur. De fait, je vais aborder le premier moment de mon analyse afin de voir
comment Galilée s’est attaqué au
problème de l’exégèse des Textes Sacrés en comparant sa démarche avec celle
adoptée par Averroès.
III- Premier
moment : l’exigence de l’interprétation entre Averroès et Galilée
« Devant,
dit Galilée, les accusations dont on cherche injustement à me charger et qui
mette en cause ma foi et ma réputation, j’ai estimé nécessaire d’affronter
ces arguments que l’on m’oppose au nom d’un prétendu zèle pour la
religion et en faisant appel aux Saintes Ecritures, mises au service de
dispositions qui ne sont pas sincères, et avec la prétention d’étendre leur
autorité, et même d’en abuser, dépassant leur intention et les
interprétations des Pères, en le faisant intervenir dans des
conclusions purement naturelles et qui ne sont pas de Fide, substituant
aux raisonnements et aux démonstrations tel passage de l’Ecriture qui,
souvent, au-delà du sens littéral, peut être interprétée de diverses
façons. »(9)
Le
passage ci-dessus retrace donc un programme que Galilée compte développer, un
programme dont on peut résumer les points essentiels comme suite :
Premièrement,
Il s’agit pour lui de faire face aux arguments tirés des Saintes Ecritures que
ses contradicteurs lui opposent, ignorant par là même et leur intention et les interprétations de ces mêmes Ecritures
livrées par les Saints Pères.
Deuxièmement, les Ecritures qui sous-tendent
la position de ses contradicteurs comportent, à son avis, d’autres
interprétations possibles qui diffèrent de celles qu’ils déploient pour
contredire des démonstrations et des observations solidement établies.
De fait, la première démarche que Galilée adoptera est celle
qui consiste à éloigner tout ce qui peut semer des soupçons sur la sincérité de
sa foi. C’est pourquoi il dit : « Ces autorités (de l’Ecriture,
des théologiens et des conciles) sont révérées par moi et tenue en suprême
respect ; je considérerais comme extrêmement téméraire de les
contredire ; mais, en même temps je ne crois pas que c’est
une erreur de parler lorsque l’on a des raisons de penser que certains, dans
leur intérêt, cherchent à les utiliser dans un sens différent de celui
dans lequel la Sainte Eglise les interprète. »(10) La stratégie Galiléenne est bien claire, elle
consiste à manier les mêmes « armes » face à ceux qui veulent
ébranler non pas seulement sa réputation et sa sincérité religieuse, mais
ruiner du même coup la théorie copernicienne. Ainsi donc, on assiste à partir
de ce moment à un détournement du sens du débat qui se focalisera désormais sur
le statut de l’interprétation et sa
légitimité. Pour ce faire, Galilée commence par délimiter le cadre au sein
duquel le débat va se dérouler, et ceci en commençant par évoquer la thèse
centrale que défendaient ses contradicteurs. « Le motif, dit-il, que l’on
invoque pour condamner l’opinion de la mobilité de la Terre et l’immobilité du
Soleil, est qu’en beaucoup de passage des Saintes Ecritures il est dit que le
Soleil se déplace et que la Terre demeure immobile ; or, comme l’Ecriture
ne peut jamais ni mentir ni errer, il en
résulterait par voie de conséquence nécessaire que serait erronée et
condamnable l’affirmation de celui qui voudrait prétendre que le Soleil est
immobile par lui-même et que la Terre est mobile. »(11). « L’Ecriture
ne peut jamais ni mentir ni errer ». Cette assertion est certes une
conséquence logique de la citation ci-dessus où Galilée affirme son attachement
ferme aux dogmes de la religion chrétienne. Néanmoins, il écrit : « A
ce sujet je dirais qu’il y a en effet
piété à dire et sagesse à soutenir que la Sainte Ecriture ne peut jamais mentir
chaque fois que son vrai sens a été saisi. » (12)
Tout d’abord, il faut noter que cette dernière restriction, je dirai même cette
condition, n’est aucunement fortuite, car c’est ici où se révèle, à mon sens,
l’enjeu de tout ce qui a été exposé, et de tout ce qui sera exposé. L’Écriture
est vraie pourvu qu’elle soit bien interprétée. Les conclusions naturelles le
sont aussi pourvu qu’elles soient démontrées, et qu’elles soient nécessaires. L’objectif est d’établir une concordance entre
ces deux vérités. Autrement dit, s’il se trouve qu’il y a contradiction entre
elles, l’interprétation devient évidemment une nécessité ; car,
dit-il : « On ne peut pas nier que, bien souvent, ce sens
(des Écritures) est caché et qu’il est très différent du sens
littéral. Il s’ensuit que, si l’on voulait s’arrêter toujours au
sens littéral, on risquerait de faire indûment apparaître dans les Ecritures
non seulement des contradictions et des propositions éloignées de la
vérité, mais de grave hérésies et même des blasphèmes… »(13) Comme
hérétiques il faut compter toutes propositions anthropomorphiques attribuées à
Dieu, ainsi la colère, la haine et l’ignorance des événements futures…etc. Et
pourtant, dit Galilée « De telles propositions furent inspirées par
l’Esprit-Saint aux écrivains sacrés pour leur permettre de s’adapter à la
capacité d’un peuple vulgaire ignorant et illettré ; mais pour
ceux qui mérite d’être séparés du peuple par leur culture, il est nécessaire
que les commentaires donnés à ces textes en dégagent le vrai sens et
fassent apparaître les raisons particulières pour lesquelles ce sens a été
traduit par de telles paroles : cette façon de voir est tellement
commune chez tous les théologiens qu’il est superflu d’en donner une
justification. »(14) Deux remarques,
au moins, peuvent être extraites des deux textes susmentionnés, et qui nous
somment d’invoquer Averroès :
1- Le
texte sacré renferme, selon Galilée, bien souvent deux niveaux de sens :
l’un obvie et l’autre caché. Thèse que postule aussi Ibn Rushd quand il
écrit : « La raison pour laquelle la Révélation comporte des énoncés
de sens obvie et d’autre de sens lointain est que
les hommes se distinguent par leurs dispositions innées, et
diffèrent quant au fonds mental qui détermine en eux
l’assentiment. Et s’il s’y trouve des énoncés contradictoires pris dans
leur sens obvie, c’est afin de signaler aux « hommes d’une science
profonde » qu’il y a lieu d’interpréter, afin de les
concilier. C’est à quoi fait allusion l’énoncé divin : « C’est
Lui qui fait descendre sur toi le Livre. On y trouve des versets univoques (…)
jusqu’à : « et les hommes d’une science profonde. »(15)
2- Galilée
distingue deux catégories d’hommes : ceux concernés par le sens obvie, le
peuple ignorant, et ceux concernés par le sens caché, l’élite savante. Là on
peut, plus au moins, reconnaître la même répartition chez Ibn Rushd,
répartition qu’il énonce dans son « Discours » comme suite :
« En effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est
de l’assentiment : certains hommes assentent par l’effet de la
démonstration ; d’autres assentent par l’effet des arguments
dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de l’homme de
démonstration, car leur nature ne les disposent pas à davantage ; d’autres
enfin assentent par l’effet des arguments rhétoriques, d’un assentiment
similaire à celui que donne l’homme de démonstration aux arguments
démonstratifs.(16) Toutefois, c’est vrai, on ne trouve pas chez Galilée une
mention de la deuxième catégorie d’homme, à savoir les dialecticiens. À moins qu’on considère ces théologiens
hostiles à la nouvelle science comme étant des dialecticiens, ce qui est fort
peu convaincant.
Cependant,
il nous faut souligner que la nécessité
de l’interprétation est due à l’équivocité des Écritures elles-mêmes, et aux
différences intellectuelles constatées entre les hommes. C’est pourquoi, Galilée
dit « Si (…) c’est dans le seul but de s’adapter à la capacité de la
mentalité populaire, que l’Ecriture ne s’est pas abstenue de voiler des vérités
fondamentales n’hésitant pas à attribuer à Dieu des qualités contraires à son
essence, qui pourrait soutenir sérieusement que cette même Écriture, lorsqu’elle est amenée à parler
incidemment de la Terre, de l’Eau, du Soleil et d’autres créatures, aurait
choisi de s’en tenir en toute rigueur à la signification strictement
littérale des mots ? Comment surtout aurait-elle pu traiter, au sujet de
ces créatures, de questions qui sont très éloignées de la capacité de
compréhension du peuple et qui ne concerne pas directement le but premier de
ces mêmes Saintes Écritures qui est le culte divine et le salut des
âmes. »(17) Si l’Écriture s’est tu sur des vérités fondamentales liées aux
dogmes religieux, comment peut-elle agir autrement quand il s’agit de questions
naturelles qui ne sont plus si simples que ces vérités ? L’analogie
qu’établit ici Galilée entre les énigmes de certaines questions théologiques et
des questions qui concernent la philosophie naturelles est si forte qu’elle
réaffirme l’exigence et la légitimité de l’interprétation. Tout au plus,
l’objectif principal des Écritures est le culte divin et le salut des âmes, et
non pas l’enseignement des « sciences ». La nature selon Galilée ne
se préoccupe nullement des niveaux d’hommes ni de leur capacité intellectuelle.
Elle n’est pas non plus sollicitée par les procédés interprétatifs. Elle se
contente d’obéir à des lois bien déterminées qui lui sont prescrites par le
Créateur. C’est ce que confirme, dans
une certaine mesure, Ibn Rushd, car même si la manière d’enseigner la vérité de
la révélation, selon lui, est différente selon la catégorie d’homme visé par
elle, il demeure vrai que : « la finalité de la Révélation se ramène
à ceci : enseigner la science vraie et la pratique vraie. La science
vraie, c’est la connaissance de Dieu… et de l’ensemble des étants tels
qu’ils sont, -en particulier les plus sublimes d’entre eux-, et la
connaissance de la béatitude, et des tourments dans l’au-delà. La
pratique vraie consiste dans l’accomplissement des actes qui assurent
la béatitude, et l’évitement des actes qui valent les tourments. La
connaissance de ces actes se nomme la science pratique. » (18)
En outre, on peut, à mon sens, déceler chez
Galilée comme chez Ibn Rushd un principe méthodologique ou une règle de méthode,
destinée à l’exégèse des Textes Sacrés.
En effet, les deux auteurs exigent qu’on interprète ces derniers à la lumière
des conclusions issues de démonstrations nécessaires. C’est ce que postule Iben
Rushd quand il dit : « S’il en est ainsi, et que l’examen
démonstratif aboutit à une connaissance quelconque à propos d’un étant quel
qu’il soit, alors de deux choses l’une : soit sur cet étant le
Texte révélé ce tait, soit il énonce une connaissance à son sujet. Dans
le premier cas, il n’y a même pas lieu à contradiction, et le cas équivaut à
celui des statuts légaux non édictés par le Texte, mais que le juriste déduit
par syllogisme juridique. Dans le second, de deux choses l’une : soit
le sens obvie de l’énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration,
soit il le contredit. S’il y a accord, il n’y a rien à en faire ; s’il y a
contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie. »(19) Galilée, de sa part, dit : « Mais, lorsque nous
sommes arrivés à des certitudes dans des conclusions naturelles, nous devons
nous servir de ces conclusions comme moyen parfaitement
adapté à une exposition véridique de ces Écritures et à la recherche du
sens qui y est nécessairement contenu, puisqu’elles sont
parfaitement véritables et qu’elles concordent avec la vérité démontrée. »(20)
De ce principe méthodologique on peut tirer les conséquences suivantes :
Premièrement,
ce principe postule, explicitement ou implicitement chez nos deux auteurs, ce
que j’appelle une tendance à instaurer une autonomie des sphères, ou une ligne
de démarcation entre ce qui ressort de la théologie, et ce qui ressort de la
philosophie naturelle ; et ceci parce qu’ils subordonnent le sens des
Textes Sacrés aux conclusions livrées par les démonstrations. Cette tendance se
manifeste clairement chez Galilée. En effet il dit : « Il me semble que
dans les discussions concernant les problèmes naturels, on ne devrait pas
commencer par invoquer l’autorité de passages des Écritures, il faudrait
d’abord faire appel à l’expérience des sens et à des démonstrations nécessaires
… »(21). Alors, il ajoute : « Il en résulte que les effets
naturels et l’expérience des sens que nous avons devant les yeux, ainsi que les
démonstrations nécessaires que nous en concluons, ne doivent d’aucune manière
être révoqués en doute ni a fortiori condamnés au nom de l’Écriture, quand
bien même le sens littéral semblerait les contredire. »(22) Ibn Rushd,
lui, n’en dit pas le contraire puisque il insiste sur cette ligne
méthodologique qui consiste à lire les Versets coraniques à la lumière de ce
qui a été démontré par la raison. « Nous affirmons, dit-il, catégoriquement
que partout où il y a contradiction entre un résultat de la
démonstration et le sens obvie d’un énoncé du texte révélé, cet énoncé est
susceptible d’être interprété suivant des règles d’interprétation (conformes
aux usages tropologiques) de la langue arabe. » (23) En somme, même s’il n’y a pas deux vérités,
l’une découverte par la raison et l’autre révélée, mais plutôt une seule exprimée différemment,
les conclusions certaines auxquelles parvient la démonstration doivent être
maintenues, chose qui leur confère une indubitable autonomie.
Deuxième
conséquence, cette concordance qu’on découvre grâce au procédé de
l’interprétation est liée au fait que la « philosophie naturelle »
comme les Écritures sont toutes les deux vraies, et ainsi, elles ne peuvent se
contredire. C’est cette conception qu’exprime Ibn Rushd quand il dit :
« Puisque donc cette révélation est la vérité, et qu’elle appelle à
pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors
nous, Musulmans, savons de science certaine que l’examen (des étants) par
la démonstration n’entraînera nulle contradiction avec les enseignements
apportés par le Texte révélé : car la vérité ne peut être contraire
à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. »
(24) Curieusement
Galilée citera Benito Pererius* qui ne fait presque
que répéter ce qu’avait énoncé Ibn Rushd. Ainsi, dit le philosophe espagnol :
« On doit prendre garde lorsque l’on traite de la doctrine de Moïse à ne
pas présenter comme assuré ce qui répugne à des expériences manifestes et à des
raisons philosophiques ou à d’autres disciplines : en effet, comme
le vrai coïncide toujours avec le vrai, la vérité des Saintes Lettres ne peut
pas être contraire aux raisons vraies et aux expériences apportées par les
doctrines humaines. »(25) S’agit-il d’une coïncidence ?
Certes pas ! Je m’explique. Je
comptais, avant que je lise cette dernière citation, poursuivre le plan de mon article tel que je
l’ai retracé dans l’introduction. Un plan qui contenait, comme vous avez dû le
constater, deux moment : le premier que je viens d’exposer, et qui dévoile
une certaine similitude entre nos deux auteurs quant à l’approche
interprétative des Textes Sacrés. Un deuxième où j’ai projeté de relater la manière
dont Galilée s’est servi de l’autorité de Saint Augustin pour soutenir ses
thèses. Le motif est que je me doutais du bien fondé de mon hypothèse ;
c’est pourquoi j’avais l’intention de relativiser sa portée, en essayant de
trouver chez Saint Augustin une influence quelconque qui aurait joué un rôle
déterminant dans le choix méthodologique, interprétatif, de Galilée. Cependant,
j’avoue que le nom du philosophe espagnol Benito Pereira m’oblige à reporter ce
deuxième moment, qui n’est pas toutefois moins important, auquel je consacrerai un autre article. En effet, le
fait que Galilée s’est appuyé sur l’autorité de ce philosophe et théologien
jésuite est très suggestif. La relation que Galilée avait avec les membres de
cette compagnie, celle de jésus, montre combien était grande leur influence sur
l’évolution de ses idées scientifiques, et sur son itinéraire en tant qu’un des
fondateurs de la « scientia nova ». C’est cette thèse que défend
l’historien des sciences William A. Wallace dans un long article qu’il a
consacré à ce sujet. De fait, il dit : « Whether
Galileo liked or did not like the Jesuits at particular periods or throughout
his life is not the point at issue…Indeed, it would be fairer to say that
Galileo benefited from his Jesuit connections for well over half his life and
that at least some of his success as a scientist can be credited to them. »(26)
Mais, la question qui m’importe est de savoir s’il a été influencé aussi par
certaines de leurs thèses métaphysiques, philosophiques et théologiques. Certes, dans un contexte culturel
comme celui de l’âge moderne, et même avant, les débats en philosophie
naturelle n’étaient pas séparés des autres débats à caractère
métaphysico-théologiques. D’ailleurs la Lettre de Galilée suffit à elle seule
pour le prouver. Donc, pourquoi insister sur le nom de Benito Pereira, évoqué
dans sa Lettre, plutôt que sur celui des néoplatoniciens comme Denys
L’Aréopagite ou Saint Augustin ? La réponse nous vient du texte
suivant : « Pererius’s writings…,exerted considerable influence.
Less Thomistic than Toletus, Pererius subscribed
to a number of Averroist theses, among which was a strongly expressed opposition to the use of
mathematics in the study of nature. » (27) Benito Pereira est un fervent défenseur de
certaines thèses averroïstes, et à cet effet il a même été soupçonné
d’averroïsme. Tout
au plus, il est considéré, au côté de Toletus, comme l’un des plus célèbres
professeurs du « Collegio Romano » et les membres avec qui Galilée a
entretenu des relations intellectuelles plutôt que personnelles. Par
conséquent, Wallace dit : « Galileo’s first connection with the
Jesuits is the most important, since it underlies much of what follows. During
the past 25 years there come to light surprising pieces of evidence that
connect Galileo with Jesuit professors at the Collegio Romano around 1588-1591,
the period during which he was launching his teaching career at the University
of Pisa. »(28) La présence d’un « Scripture scholar » comme B.
Pereira dans le corpus galiléen ne peut, à mon avis, que renforcer mon
hypothèse de départ sans pour autant la confirmer totalement. Par manque, comme je l’ai déjà dit,
de documentation suffisante, surtout en ce qui concerne l’itinéraire
intellectuel du philosophe espagnol, cet article demeurera un projet de travail
inachevé, mais un projet que j’essayerai d’approfondir une fois les éléments
nécessaires pour l’accomplir seront en ma déposition.
Kamal
Elgotti : Khénifra le 03-11-2017