« Nicolas de Cues : les mathématiques au
service de la métaphysique »
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VI- L’unité
et la trinité
L’unité,
l’égalité et la liaison sont toutes éternelles, elles précédent l’altérité,
l’inégalité et la division. Avant l’apparition de l’autre il y a tout d’abord
le même.
En effet,
et comme nous le savons, le « deux » présuppose le « un »,
et l’altérité, quant à elle, présuppose l’unité comme principe. Dans ce cas
l’altérité est concomitante à l’inégalité, « elles sont, dit de Cues,
naturellement de pair, comme le montre en particulier le deux qui est (à la
fois) la première altérité et la première inégalité. » (1) Par suite, l’égalité
est éternelle, car avant l’altérité et l’inégalité, comme on vient de le
démontrer, il y a en premier lieu l’unité et l’égalité. L’un est, donc, le
principe et la fin, le point de départ et d’aboutissement. Quand on compte, on
part toujours de l’un, et quand on régresse on y revient.
En outre,
l’un est liaison et principe de liaison, alors que le deux est division et
principe de division. De fait, la division est postérieure à la liaison, et
c’est pour cette raison que la division et l’altérité « vont naturellement
de pair ; et par conséquent, la liaison comme l’unité est éternelle,
puisqu’elle est antérieure à l’altérité. »(2)
Cependant,
en soutenant l’éternité de l’unité, de l’égalité et de la liaison, Nicolas de
Cues n’affirme pas pour autant la pluralité des éternels. Ainsi, dit-il :
« Mais parce que l’unité et l’égalité ainsi que leur liaison sont
éternelles, il en découle que l’unité, l’égalité et leur liaison sont
unes. »(3) C’est ce que De Cues appelait « l’unité trine »,
c’est-à-dire l’unité des trois hypostases de la théologie chrétienne : le
Père (l’unité), le Fils (l’égalité), le Saint Esprit (la liaison).
De l’un,
donc, ne peut procéder que l’un et non pas le multiple. C’est ainsi que dans un
système métaphysique imprégné par le néoplatonisme et la théologie négative,
l’un suprême (le Père) engendre « l’égalité de l’unité » (le
Fils) ; quant à « la
liaison », elle procède et de « l’unité » et de « l’égalité
de l’unité ». En vérité, cette
dernière procession exprime l’unité des deux derniers termes, car la
procession, comme elle est définie par De Cues, est « une sorte
d’extension d’une chose vers une autre. »(4) En fait, c’est comme le signe
de l’égalité (« = ») qui exprime une identité des termes qu’il relie
(1=1).
Or, bien
qu’il procède de « l’unité » et de « l’égalité de
l’unité », la « liaison » n’est pas pour autant engendrée par
l’un ou l’autre. Cependant, il demeure vrai que « l’égalité de
l’unité » de même que la « liaison » ne sont pas étrangères à
« l’unité », elle sont plutôt une seule et même chose qu’elle.
Comme
nous pouvons le constater, nous reconnaissons à travers toute cette analyse le
dogme de la « Sainte Trinité » chrétienne, et tout l’effort déployé
par De Cues vise à le rendre explicite et intelligible, c’est-à-dire à en dévoiler
le mystère, par son recours au symbolisme mathématique. En effet, dit-il :
« Nos très saints docteurs ont appelé « Père » l’unité,
« Fils » l’égalité et « Saint-Esprit » leur liaison (Amour
dira encore De Cues)*, en raison d’une certaine similitude avec ces
réalités corruptibles. »(5)
VII- Mathématique
et théologie : position du problème.
Comment
donc la mathématique peut-elle exprimer cette « unité trine » ?
Et comment peut-on expliciter par des figures ce qui est au-delà de toutes représentations
figuratives ? Comment du composé peut-on atteindre la simplicité parfaite,
simplicité qui défié toutes les catégories de la raison et de
l’imagination ?
Le
maximum absolu et parfait ne peut, certes, pas être représenté par un corps ou
une figure. Il dépasse et englobe le tout, il est toutes choses sans être
aucune d’elles, il n’est ni figure, ni ligne, ni cercle….etc « Si bien que nous devons, dit De Cues,
nécessairement vomir ce que nous saisissons par les sens, l’imagination ou la
raison au moyen de supports, pour parvenir à l’intelligence la plus simple et
la plus abstraite, où tout est un : là où la ligne est triangle, cercle et
sphère ; là où l’unité est trinité, et inversement, là où l’accident est
substance, là où le corps est esprit ; là où le mouvement est
repos. »(6)
L’unité
comme unité maximale vient, donc, de ce qu’elle est trine. Et c’est à cette
condition que nous pourrons accéder à son ultime vérité. Or, puisque elle est
ainsi, c’est-à-dire maximale, et puisque le maximum et le minimum coïncident,
alors l’unité est aussi maximum, minimum et union. Nous voyons là comment la
trinité est consubstantielle à l’unité et vis-versa. Pour penser, donc, la
vérité de l’unité maximale, c’est-à-dire l’unité trine, il faut passer par la
docte ignorance qui reconnaît les limites de la connaissance humaine. Mais,
cette ignorance nous engage à comprendre et à saisir le mystère de la trinité
en s’élevant, selon De Cues, du signe à sa vérité en vue d’atteindre « le
maximum lui-même, Dieu un et trine, béni soit-il à jamais ! »(7)
Une telle
démarche requiert ce que De Cues appelle une « transsomption »,
c’est-à-dire une infinitisation des productions mentales : d’abord, par
passage des figures mathématiques finies (cercle, carré, triangle…) à leur figuration
infinie, en suite, et par une sorte d’analogie entre les mathématiques et la
métaphysique, De Cues nous fait accéder à la symbolisation des propriétés de
l’infinité divine.
VIII- Symbolisme
mathématique et vérité métaphysique
A partir
du chapitre onze, la relation entre les mathématiques et la métaphysique, et la
place qu’elle occupe dans un système comme celui de « De Cues »
devient plus explicite. En effet, le chapitre susdit est, du début à la fin, un
éloge adressé à la mémoire des philosophes antiques et chrétiens, philosophes
qui firent des mathématiques la clé de voûte pour accéder à la vérité des
choses et de l’univers. Il s’agit bien évidemment de Pythagore, Platon, Boèce,
Augustin et même Aristote, nonobstant les préoccupations naturalistes de ce
dernier. Et puisque l’analogie, comme on là déjà mentionné, est la méthode
humaine appropriée pour connaître, alors c’est sur elle que De Cues s’appuyait
pour atteindre ce qu’il appelle « les réalités invisibles. » Elle est
une méthode qui du connu tente d’explorer l’inconnu, le divin.
Mais il
reste que cette exploration est plutôt symbolique, car il s’agit d’une vérité
qui outrepasse les limites de la raison des mortels. Une telle difficulté ne
serait pourtant pas nous décourager puisque notre « monde visible »,
selon De Cues, est une image du « monde invisible », et puisque tout
procède de l’unité maximale et y revient. Néanmoins, l’image ne peut nullement parvenir
à la perfection du modèle, car dans le cas contraire il y aurait une relation
d’identité parfaite entre les deux, c’est-à- dire que le modèle et l’image
seraient une seule et même chose.
On
reconnaît, bien évidemment, à travers ce partage la conception platonicienne
des deux réalités : une première sensible et éphémère vouée à la corruption,
et une deuxième suprasensible, incorruptible et éternelle. Cependant, comme on
le constatera par la suite, c’est du platonisme réinterprété dans deux
contextes culturels différents, autrement dit c’est du néoplatonisme
christianisé ; comme preuve, il suffit de citer le texte suivant :
« Nos docteurs, dit De Cues, les plus sages et les plus divins sont
unanimes à reconnaître que les réalités visibles sont les images véridiques des
réalités invisibles, et qu’il est possible aux créatures de voir le créateur
sur le mode de la connaissance comme dans un miroir et par énigme. »(8)
Si, donc, la connaissance de dieu et de l’éternelle énigme est possible, il
demeure nécessaire de savoir comment et par quel procédé ? La réponse de
notre philosophe ne laisse planer aucun doute quand il dit :
« Pythagore, le premier des philosophes en titre et en fait, n’a-t-il pas
placé toute la recherche de vérité dans les nombres ? Les platoniciens,
ainsi même que les premiers de nos docteurs, l’ont si bien suivi que notre
Augustin et après Boèce ont affirmé que le nombre constituait indubitablement
le principal modèle de la création dans l’esprit du créateur. »(9)
Dans la
raison divine, donc, le tout est conçu à partir du nombre**. Ainsi, reste-il,
c’est-à-dire De Cues, fidèle à sa démarche de départ : à l’analogie comme
rapport de quantités ou de nombres. Il ne s’agit pas de pénétrer l’essence même
des choses, mais plutôt de dévoiler les relations d’analogies qu’elles
entretiennent entre elles. Dans ce cas rien d’autre que le nombre nous nous
serai de secoure. Mais, devant l’ampleur
d’un tel projet, celui d’élucider le mystère de la divinité, nous sommes sommés,
selon lui, de dépasser le seuil de la simple ressemblance en empruntant une
voie plutôt symbolique. Par conséquent, trois étapes sont requises :
1- Considérer les figures mathématiques finies
avec leurs propriétés et leurs définitions.
2-
Transférer ses définitions des figures finies aux figures infinies
équivalentes.
3-
Transsumer ces mêmes définitions appliquées aux figures infinies vers l’infini
simple, c’est-à-dire vers celui qui est au-delà de toutes figures.
Ainsi
donc, quatre figures, qui furent également employées par des philosophes et des
saints pour symboliser la divinité, vont être l’objet auquel il appliquera ces
trois étapes de sa démarche. Il s’agit, bien évidemment, de la droite, le
triangle, le cercle et la sphère.
KAMAL
ELGOTTI 29-01-2017
KHENIFRA