mercredi 1 février 2017



« Nicolas de Cues : les mathématiques au service de la métaphysique »
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VI- L’unité et la trinité
L’unité, l’égalité et la liaison sont toutes éternelles, elles précédent l’altérité, l’inégalité et la division. Avant l’apparition de l’autre il y a tout d’abord le même.
En effet, et comme nous le savons, le « deux » présuppose le « un », et l’altérité, quant à elle, présuppose l’unité comme principe. Dans ce cas l’altérité est concomitante à l’inégalité, « elles sont, dit de Cues, naturellement de pair, comme le montre en particulier le deux qui est (à la fois) la première altérité et la première inégalité. » (1) Par suite, l’égalité est éternelle, car avant l’altérité et l’inégalité, comme on vient de le démontrer, il y a en premier lieu l’unité et l’égalité. L’un est, donc, le principe et la fin, le point de départ et d’aboutissement. Quand on compte, on part toujours de l’un, et quand on régresse on y revient.
En outre, l’un est liaison et principe de liaison, alors que le deux est division et principe de division. De fait, la division est postérieure à la liaison, et c’est pour cette raison que la division et l’altérité « vont naturellement de pair ; et par conséquent, la liaison comme l’unité est éternelle, puisqu’elle est antérieure à l’altérité. »(2)
Cependant, en soutenant l’éternité de l’unité, de l’égalité et de la liaison, Nicolas de Cues n’affirme pas pour autant la pluralité des éternels. Ainsi, dit-il : « Mais parce que l’unité et l’égalité ainsi que leur liaison sont éternelles, il en découle que l’unité, l’égalité et leur liaison sont unes. »(3) C’est ce que De Cues appelait « l’unité trine », c’est-à-dire l’unité des trois hypostases de la théologie chrétienne : le Père (l’unité), le Fils (l’égalité), le Saint Esprit (la liaison).
De l’un, donc, ne peut procéder que l’un et non pas le multiple. C’est ainsi que dans un système métaphysique imprégné par le néoplatonisme et la théologie négative, l’un suprême (le Père) engendre « l’égalité de l’unité » (le Fils) ; quant à  « la liaison », elle procède et de « l’unité » et de « l’égalité de l’unité ».  En vérité, cette dernière procession exprime l’unité des deux derniers termes, car la procession, comme elle est définie par De Cues, est « une sorte d’extension d’une chose vers une autre. »(4) En fait, c’est comme le signe de l’égalité (« = ») qui exprime une identité des termes qu’il relie (1=1).
Or, bien qu’il procède de « l’unité » et de « l’égalité de l’unité », la « liaison » n’est pas pour autant engendrée par l’un ou l’autre. Cependant, il demeure vrai que « l’égalité de l’unité » de même que la « liaison » ne sont pas étrangères à « l’unité », elle sont plutôt une seule et même chose qu’elle.
Comme nous pouvons le constater, nous reconnaissons à travers toute cette analyse le dogme de la « Sainte Trinité » chrétienne, et tout l’effort déployé par De Cues vise à le rendre explicite et intelligible, c’est-à-dire à en dévoiler le mystère, par son recours au symbolisme mathématique. En effet, dit-il : « Nos très saints docteurs ont appelé « Père » l’unité, « Fils » l’égalité et « Saint-Esprit » leur liaison (Amour dira encore De Cues)*, en raison d’une certaine similitude avec ces réalités corruptibles. »(5)
VII- Mathématique et théologie : position du problème.
Comment donc la mathématique peut-elle exprimer cette « unité trine » ? Et comment peut-on expliciter par des figures ce qui est au-delà de toutes représentations figuratives ? Comment du composé peut-on atteindre la simplicité parfaite, simplicité qui défié toutes les catégories de la raison et de l’imagination ?
Le maximum absolu et parfait ne peut, certes, pas être représenté par un corps ou une figure. Il dépasse et englobe le tout, il est toutes choses sans être aucune d’elles, il n’est ni figure, ni ligne, ni cercle….etc  « Si bien que nous devons, dit De Cues, nécessairement vomir ce que nous saisissons par les sens, l’imagination ou la raison au moyen de supports, pour parvenir à l’intelligence la plus simple et la plus abstraite, où tout est un : là où la ligne est triangle, cercle et sphère ; là où l’unité est trinité, et inversement, là où l’accident est substance, là où le corps est esprit ; là où le mouvement est repos. »(6)
L’unité comme unité maximale vient, donc, de ce qu’elle est trine. Et c’est à cette condition que nous pourrons accéder à son ultime vérité. Or, puisque elle est ainsi, c’est-à-dire maximale, et puisque le maximum et le minimum coïncident, alors l’unité est aussi maximum, minimum et union. Nous voyons là comment la trinité est consubstantielle à l’unité et vis-versa. Pour penser, donc, la vérité de l’unité maximale, c’est-à-dire l’unité trine, il faut passer par la docte ignorance qui reconnaît les limites de la connaissance humaine. Mais, cette ignorance nous engage à comprendre et à saisir le mystère de la trinité en s’élevant, selon De Cues, du signe à sa vérité en vue d’atteindre « le maximum lui-même, Dieu un et trine, béni soit-il à jamais ! »(7) 
Une telle démarche requiert ce que De Cues appelle une « transsomption », c’est-à-dire une infinitisation des productions mentales : d’abord, par passage des figures mathématiques finies (cercle, carré, triangle…) à leur figuration infinie, en suite, et par une sorte d’analogie entre les mathématiques et la métaphysique, De Cues nous fait accéder à la symbolisation des propriétés de l’infinité divine. 
VIII- Symbolisme mathématique et vérité métaphysique
A partir du chapitre onze, la relation entre les mathématiques et la métaphysique, et la place qu’elle occupe dans un système comme celui de «  De Cues » devient plus explicite. En effet, le chapitre susdit est, du début à la fin, un éloge adressé à la mémoire des philosophes antiques et chrétiens, philosophes qui firent des mathématiques la clé de voûte pour accéder à la vérité des choses et de l’univers. Il s’agit bien évidemment de Pythagore, Platon, Boèce, Augustin et même Aristote, nonobstant les préoccupations naturalistes de ce dernier. Et puisque l’analogie, comme on là déjà mentionné, est la méthode humaine appropriée pour connaître, alors c’est sur elle que De Cues s’appuyait pour atteindre ce qu’il appelle « les réalités invisibles. » Elle est une méthode qui du connu tente d’explorer l’inconnu, le divin.
Mais il reste que cette exploration est plutôt symbolique, car il s’agit d’une vérité qui outrepasse les limites de la raison des mortels. Une telle difficulté ne serait pourtant pas nous décourager puisque notre « monde visible », selon De Cues, est une image du « monde invisible », et puisque tout procède de l’unité maximale et y revient. Néanmoins, l’image ne peut nullement parvenir à la perfection du modèle, car dans le cas contraire il y aurait une relation d’identité parfaite entre les deux, c’est-à- dire que le modèle et l’image seraient une seule et même chose.
On reconnaît, bien évidemment, à travers ce partage la conception platonicienne des deux réalités : une première sensible et éphémère vouée à la corruption, et une deuxième suprasensible, incorruptible et éternelle. Cependant, comme on le constatera par la suite, c’est du platonisme réinterprété dans deux contextes culturels différents, autrement dit c’est du néoplatonisme christianisé ; comme preuve, il suffit de citer le texte suivant : « Nos docteurs, dit De Cues, les plus sages et les plus divins sont unanimes à reconnaître que les réalités visibles sont les images véridiques des réalités invisibles, et qu’il est possible aux créatures de voir le créateur sur le mode de la connaissance comme dans un miroir et par énigme. »(8) Si, donc, la connaissance de dieu et de l’éternelle énigme est possible, il demeure nécessaire de savoir comment et par quel procédé ? La réponse de notre philosophe ne laisse planer aucun doute quand il dit : « Pythagore, le premier des philosophes en titre et en fait, n’a-t-il pas placé toute la recherche de vérité dans les nombres ? Les platoniciens, ainsi même que les premiers de nos docteurs, l’ont si bien suivi que notre Augustin et après Boèce ont affirmé que le nombre constituait indubitablement le principal modèle de la création dans l’esprit du créateur. »(9)
Dans la raison divine, donc, le tout est conçu à partir du nombre**. Ainsi, reste-il, c’est-à-dire De Cues, fidèle à sa démarche de départ : à l’analogie comme rapport de quantités ou de nombres. Il ne s’agit pas de pénétrer l’essence même des choses, mais plutôt de dévoiler les relations d’analogies qu’elles entretiennent entre elles. Dans ce cas rien d’autre que le nombre nous nous serai de secoure.  Mais, devant l’ampleur d’un tel projet, celui d’élucider le mystère de la divinité, nous sommes sommés, selon lui, de dépasser le seuil de la simple ressemblance en empruntant une voie plutôt symbolique. Par conséquent, trois étapes sont requises :
 1- Considérer les figures mathématiques finies avec leurs propriétés et leurs définitions.
2- Transférer ses définitions des figures finies aux figures infinies équivalentes.
3- Transsumer ces mêmes définitions appliquées aux figures infinies vers l’infini simple, c’est-à-dire vers celui qui est au-delà de toutes figures.
Ainsi donc, quatre figures, qui furent également employées par des philosophes et des saints pour symboliser la divinité, vont être l’objet auquel il appliquera ces trois étapes de sa démarche. Il s’agit, bien évidemment, de la droite, le triangle, le cercle et la sphère.




1- De Cues Nicolas : la docte ignorance, Editions Flammarion, Paris, 2013. P. 55 Page 1


2- Ibid. P.55
3- Ibid. P.56
4- Ibid. P.57
5- Ibid. P.58
6-ibid. P. 59
7-Ibid. P. 61
8-Ibid. P. 61
9-Ibid. P. 62 


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·         *Terme qu’on retrouvera dans la suite du texte où il parle de la liaison comme Amour qui relie le Père au Fils. Cette conception de l’amour comme liaison avait donné un nouvel élan au néoplatonisme païen dans le climat intellectuel chrétien, c’est à travers lui que les philosophes chrétiens ont essayé d’interpréter le double mouvement : mouvement de procession des êtres à partir de « l’un » et  mouvement de remontée vers « l’un ». Et je crois même que c’est à partir aussi de cette conception qu’ils ont expliqué la double nature de « Jésus-Christ ».
·         **Cette thèse ne peut pas laisser indifférent tous ceux qui se sont confrontés à certains textes du « Timée » de Platon. Mais, il reste vrai qu’il s’agit là d’un Platon résorbé en un milieu chrétien.






KAMAL ELGOTTI 29-01-2017
KHENIFRA