lundi 20 mars 2017



Les fondements de la connaissance humaine
Chez Condillac
-5-

V- Des opérations de l’âme et de leur relation avec le besoin et les signes


Dans le troisième chapitre, deux questions retiennent l’analyse de Condillac : « La première, pourquoi nous avons le pouvoir de réveiller quelques-unes de nos perceptions ; la seconde, pourquoi, quand ce pouvoir nous manque, nous pouvons souvent nous en rappeler, au moins, les noms ou les circonstances. »(1)
En ce qui concerne la deuxième question, Condillac soutient que si nous sommes en mesure d’évoquer les noms et les circonstances de quelques perceptions, ce qu’elles nous sont familières. Elles seront ainsi l’objet principal de la première question, puisque, selon lui, elles demandent plus d’éclaircissement.
Comme c’est déjà mentionné, et à maintes reprises, l’attention est responsable de la liaison faite entre nos diverses idées. De fait, si certains objets l’attire c’est parce qu’ils répondent à nos besoins. En outre, s’il y a liaison entre ces derniers et les objets qui les suscitent, c’est l’attention qui en est responsable. En effet, dit-il : « à un besoin est liée l’idée de la chose qui est propre à le soulager ; à cette idée est liée celle du lieu où cette chose se rencontre ; à celle-ci celle des personnes qu’on y vues ; à cette dernière les idées des plaisirs ou des chagrins qu’on a reçus, et plusieurs autres. »(2)
Les besoins sont donc liés à des idées ou perceptions fondamentales, auxquelles on réduit toutes nos connaissances. Et c’est ainsi qu’une idée fondamentale s’enchaîne à d’autres, et que ces dernières se relient à d’autres encore, et ainsi de suite.
De plus, Condillac fait une distinction entre ces dernières idées et d’autres qui en dérivent, de façon à ce qu’il nous suffit d’évoquer les premières pour que les deuxièmes surgissent aussitôt. Et ce pouvoir qu’on a d’évoquer des perceptions, et d’évoquer les noms et les circonstances qui y sont liées, est dû à la liaison qu’opère l’attention entre les choses et les besoins auxquels elles se rapportent. Par conséquent, la permanence des deux facultés, c’est-à-dire l’imagination et la mémoire est garantie par la permanence de cette liaison même.
Mais, quel est le rôle joué par l’usage des signes dans le développement de ces diverses opérations, à savoir l’imagination, la mémoire et la contemplation ? 
D’abord, Condillac instaure une distinction entre trois genres de signes :
1- Des signes accidentels, composés des objets capables d’éveiller certaines idées dans des circonstances données.
2- Des signes naturels, des cris par quoi on exprime des sentiments de joie, de douleur, de crainte…etc
3- Enfin, ce qu’il appelle des signes d’institutions, comme  ceux de notre langage, et qui ont une relation arbitraire avec nos  idées.
Ainsi, distinction faite, qu’elles relation entretiennent ces opérations avec ces  signes ? Nous avons déjà signalé que l’imagination est une opération de l’âme due à la liaison qu’opère l’attention entre un objet donné et la perception qui lui correspond, alors que la mémoire est cette autre opération qui permet l’évocation générale de la perception, c’est-à-dire le nom et les circonstances qui en sont liés, et non pas la perception elle-même. Quant à la contemplation, elle est due à la liaison qu’opère l’attention entre nos idées. Dès lors, comme la perception et la conscience ne cessent de s’exercer, tant qu’on est éveillé, elles ne requièrent nécessairement pas l’usage des signes ; car l’attention est conscience d’une perception, celle-ci peut-être évoquée dès la vue de l’objet qui la suscite sans un secours atténué de la part des signes.
Mais, ce qu’il faut noter aussi est que Condillac fait une distinction nette entre, ce que je peux appeler, le fonctionnement volontaire et involontaire de l’imagination et de la réminiscence. En effet, et en l’absence des signes arbitraires, l’imagination peut, grâce aux signes accidentels, être motivée en présence de l’objet qui éveille en elle certaine perception. Cette dernière, en revanche, ne peut-être évoquée en l’absence de cette cause extérieure, à savoir l’objet. Donc, dépourvu d’une telle cause il n’est pas en notre pouvoir d’utiliser volontairement notre imagination et d’éveiller par suite les perceptions correspondantes. Ce même raisonnement s’applique aussitôt aux signes naturels : c’est parce qu’une relation s’est établie entre un cri donné, et le sentiment qui l’exprime, que ce dernier resurgit dès qu’on entend le premier. Dans ce cas aussi, notre imagination ne pourrait fonctionner que si nous aurions pu préalablement entendre un cri. Par conséquent, la présence des seuls signes accidentels et naturels ne donnera lieu qu’à un usage involontaire de notre imagination. En ce qui concerne la mémoire nous savons d’abord, selon Condillac, que nos idées sont, quant à leur origine, des perceptions que l’attention arrivait à lier avec des objets capables d’assouvir certains besoins. En suite, et par l’usage des signes qui représentent de telles idées, il devient en notre pouvoir d’actualiser ces dernières ou d’actualiser les circonstances qui les accompagnent.
Ainsi, la mémoire requiert forcement l’usage des signes arbitraires. Mais, à l’encontre de l’imagination qui, elle, demeure involontaire puisque elle nécessite la présence des signes accidentels et naturels pour opérer, l’acte de la mémoire est un acte volontaire ; nous pouvons nous ressouvenir de n’importe quel événement ou chose pourvu que nous le voulions. C’est pourquoi, conclut Condillac, « Les bêtes n’ont point de mémoire et qu’elles n’ont qu’une imagination dont elles ne sont point maîtresses de disposer. »(3) Pour qu’elles puissent, c’est-à-dire les bêtes, se représenter une chose absente, il faut que son image soit fortement liée à un objet présent. En outre, et suivant toujours les conceptions de Condillac, ce n’est pas la mémoire qui les dirige vers le lieu où se trouve la nourriture, mais c’est plutôt la liaison qui s’est établie entre le sentiment de la faim et les idées du lieu considéré. La même analyse peut-être appliquée à d’autres sentiments, comme la peur qu’elles éprouvent face au danger. Plus encore, ces sentiments peuvent être transmis à leurs petits par le simple contact avec leurs mères. Même nous, les humains, êtres doués de raison, « Nous pouvons remarquer en nous quelque chose de semblables dans les occasions où la réflexion serait trop lente pour nous faire échapper à un danger. A la vue, par exemple, d’un corps prêt à nous écraser, l’imagination nous retrace l’idée de la mort, ou quelque chose d’approchant, et cette idée nous porte aussitôt à éviter le corps qui nous menace. Nous péririons infailliblement si, dans ces moments, nous n’avions que le secours de la mémoire et de la réflexion. »(4)
L’exercice de notre imagination s’apparente dans maintes circonstances à une réflexion raisonnée et bien dirigée. C’est grâce à elle, que nous arrivons, à titre d’exemple, à éviter certains obstacles en conduisant sans y penser clairement et distinctement, comme dans le cas où  nous sommes préoccupés par un morceau de musique que nous entendons. Ces genres de phénomènes, et d’autres semblables, sont dus, selon Condillac, au principe de la liaison des idées.
 Ceci dit, l’exercice de l’imagination chez l’homme est soit volontaire et raisonné, soit involontaire et spontané, comme l’illustre bien l’exemple cité ci-dessus ; les animaux, eux, n’ont en leur disposition que l’imagination pour s’orienter et survivre, elle est un instinct « Qui, dit-il, à l’occasion d’un objet, réveille les perceptions qui y sont immédiatement liées, et par ce moyen dirige, sans le secours de la réflexion, toutes sortes d’animaux. »(5)
Cette approche comparative élaborée par Condillac vise : la critique de certains philosophes qui ont soit mis l’instinct à côté ou au-dessus de la raison, soit rejetés l’instinct en considérant les animaux comme de simple automates. Par conséquent, si il y a une différence entre l’homme et l’animal, il n’est qu’une différence de degré : l’animal a, certes, une âme inférieure à la nôtre, néanmoins il est capable d’user de la perception, la conscience, la réminiscence, l’attention et l’imagination quoique ces opérations échappent au contrôle de sa volonté.
En ce qui concerne la contemplation, comme c’est déjà exposé, elle se rapporte soit à l’imagination, de façon à ce qu’elle ne conserve que des perceptions, soit à la mémoire d’une telle manière à ce qu’elle n’en conserve que les signes. En effet, dit Condillac « Si on la fait consister à conserver les perceptions, elle n’a, avant l’usage des signes d’institution, qu’un exercice qui ne dépend pas de nous ; et elle n’en a point du tout, si on la fait consister à conserver les signes mêmes. »(6)
Diriger, donc, volontairement son attention passe par l’emprise de l’âme sur ses divers opérations (imagination, mémoire, contemplation), c’est pourquoi dépourvue d’une telle emprise, l’attention demeure fortement liée aux impressions qui émanent des choses.
Mais, une fois la mémoire formée grâce à la liaison volontaire opérée entre des idées et des signes qui les représentent, l’homme sera du même coup en mesure de manier à son gré l’imagination (qui n’est en effet que la liaison faite par l’attention entre un objet et une perception), et aura ainsi sur elle un pouvoir plus étendu.
Ce pouvoir, donc, d’attacher des idées à des signes, arbitraires ou d’institution, est ce qui marque, aux yeux de Condillac, la supériorité de l’âme humaine sur celle des animaux.
Récapitulons : le point de départ de la connaissance humaine est la perception, qui n’est que l’impression suscitée dans l’âme grâce à l’action des sens. De là, Condillac conclut que la perception et la conscience ne sont qu’une même opération sous deux noms. Autrement dit, apercevoir quelque chose c’est en être conscient.
L’attention, elle, est ce pouvoir qu’à la conscience de mettre en valeur une perception plutôt qu’une autre. Et de la répétition et la succession de nos perceptions, processus qui garantie notre identité, naît une autre opération : la réminiscence.
Une fois l’engendrement de ces opérations établit, il reste à savoir comment sur leur base surgissent d’autres qui sont : l’imagination, la mémoire et la contemplation.
En effet, l’imagination est le surgissement d’une perception dès la vue d’un objet, et c’est à l’attention que revient de lier celui-ci à celle-là. Mais, la mémoire est cette habilité que nous avons à évoquer l’idée générale de la perception ou les circonstances qui y sont liées, au lieu de la perception elle-même. La contemplation, elle, naît de la liaison qu’opère l’attention entre nos diverses idées, et c’est elle qui nous permet de penser aux choses absentes.
Enfin, Condillac instaure une distinction entre trois genres de signes : signes accidentels, signes naturels et signes arbitraires. Si les deux premiers signes sont communs à l’homme et à l’animal, les derniers, en revanche, sont propre à l’homme et à lui seul. Ainsi, la différence entre ce-dernier et l’animal est une différence de degré puisque tous les deux ont une âme, sauf que celle de l’homme est supérieure à celle de l’animal. Cette supériorité découle du fait que les hommes ont à leur disposition ces signes arbitraires qui les rendent maîtres non pas seulement de leur mémoire, mais aussi maîtres de toutes autres opérations de leurs âmes. Ce sont ces derniers signes qui nous permettent de prendre distance vis-à-vis  du monde qui nous entour, et, au même temps, de le maîtriser et le manipuler pour accomplir nos fins.

KAMAL ELGOTTI : LE 19-03-2017
KHENIFRA.                                               



1-      Condillac : Essai sur l’origine des connaissances humaines, Éditions Galilée, 1973.P. 125
2-      Ibid. PP. 125-126
3-      Ibid. P. 129
4-      Ibid. P. 130
5-      Ibid. P. 130
6-      Ibid. P. 131Page 1






                                                

samedi 18 mars 2017




« Nicolas de Cues : les mathématiques au service de la métaphysique »
- 3 -


1-      Des figures géométriques et de leurs propriétés

Revenons à la question de départ : comment la coïncidence des opposés est-elle possible ?
Une ligne droite qui serait, selon De Cues, infinie, serait du même coup un triangle, un cercle, une sphère, et vice versa. En effet, imaginons une ligne courbe qui s’étendrait graduellement jusqu’ à l’infini. Cette ligne-ci passerait du maximum de courbure vers le minimum de courbure, et ainsi elle deviendrait une ligne droite infinie. Dès lors, nous assisterons à une coïncidence des opposés, et c’est alors que : « Le minimum coïncide avec le maximum, de telle sorte qu’il semble nécessairement à l’œil que la ligne maximale le soit droite au maximum et courbe au minimum. »(1)
Comme on peut le constater, De Cues nous livre ici une conception  dynamique selon laquelle la ligne droite infinie contient en acte ce qu’une ligne finie ne peut contenir qu’en puissance ; chose qu’on verra aussi quand il passera de la ligne infinie au triangle, au cercle et à la sphère.   Ainsi, une ligne droite AB qui serait fixe en A, et en mouvement d’un angle qui serait moins de 180° du côté de B, engendrerait un triangle ABC. Et si le point B continue son mouvement de façon à décrire un  angle de 360°, alors la droite AB finira par engendrer un cercle. Et si encore on prolonge la droite AB de façon à ce qu’elle devienne un diamètre ABD  qui coupe ce cercle en deux demi-cercles ; et si, en outre, on tourne l’un de ces demi-cercles autour de son diamètre, on obtiendra une sphère.
En vertu de ce qu’on vient d’établir, De Cues nous dit : « Puisque donc ces figures sont dans la puissance de la ligne finie, et puisque la ligne infinie est en acte tout ce que la ligne finie est en puissance, il s’en suit que la ligne infinie est triangle, cercle et sphère. Ce qu’il fallait démontrer. »(2)

En effet, après avoir pris en considération les propriétés des figures finies, et la manière avec laquelle elles sont engendrées, De Cues nous propose de passer à la deuxième étape de sa recherche, en transférant ainsi ces mêmes propriétés aux figures infinies. Certes, une telle recherche ne peut être menée en partant de notre faculté imaginative, d’autant qu’elle est submergée par les impressions sensibles. C’est pourquoi seul l’intellect est capable à ses yeux de soulever le défi.
Etant donc simple et un, l’infini n’est ni composé ni multiple. De fait, un triangle qui serait maximal serait de même coup infini. Et comme d’ailleurs tout triangle, il est composé de trois lignes et trois angles. Mais, nous avons auparavant dit que l’infini est par nature un et simple, d’où il en ressort qu’un triangle infini ne peut nullement être composé de trois lignes infinies sans pour autant perdre sa caractéristique qui en fait un véritable triangle maximal. Ainsi, dit De Cues : « Ce triangle maximal ne sera donc pas composé de côtés et d’angles, mais la ligne et l’angle ne formeront qu’une seule et même chose, de telle sorte que la ligne est aussi un angle, puisque le triangle est une ligne. »(3)
Afin de bien saisir la manière ingénieuse dont se sert De Cues pour confirmer son analyse, il faut pouvoir imaginer ce passage d’une entité quantifiable à une autre non quantifiable. Nous savons que la somme des angles d’un triangle est égale à la somme de deux angles droits, imaginons donc l’un des angles de ce triangle grandir progressivement, il est évident que les deux autres angles vont rapetisser jusqu’à devenir nuls. Par conséquent, nous n’aurons à la fin qu’une ligne droite ou un angle qui vaut 180°. C’est pourquoi donc De Cues affirme qu’à l’infini, au maximum, un triangle deviendra une ligne.
De plus, un triangle infini est en effet un cercle infini. Admettons fixe le sommet A d’un triangle, et comme la ligne BC est infini, elle est aussi un arc infini, alors si on imagine le point B en mouvement, il finira sans aucun doute par atteindre le point C ; de cette façon on aura un cercle avec une circonférence infinie. De fait, une circonférence qui serait infinie ne pourrait être qu’une ligne infinie. Si, de surcroît, en fait tourner ce cercle infini sur lui-même on aura à la fin une sphère infinie.
Nous voyons, donc, comment à l’infini la ligne, le triangle, le cercle et la sphère sont une seule et même chose, une et simple. Ainsi, se manifeste cette nature profonde du maximum à travers laquelle il rend en acte toutes les possibilités que détiennent en puissance les choses finies. C’est pourquoi, dit De Cues : « Il en va différemment dans le non-maximum, où la puissance n’est pas l’acte, comme une ligne finie n’est pas un triangle. »(4)

2- De l’infini mathématique à l’infini divin 

Restera, donc à savoir comment De Cues, partant de ses considérations sur l’infini et le fini mathématiques, accédera-t-il à spéculer sur la nature du maximum, qui n’est que Dieu lui-même.
Pour un tel projet, De Cues trouvera appui dans la théologie négative, dont Denys l’Aréopagite est l’un des figures emblématiques. Et selon ce-dernier : « Dieu est au-delà de toute affirmation, la cause parfaite et unique de toutes choses et, au-delà de toute négation, se trouve l’éminence de celui qui est, dans sa simplicité, affranchi de tout et au-dessus de tout. »(5)
Pour De Cues, on reconnaît à travers ce qui vient d’être énoncé par l’Aréopagite, le principe fondamental qui dirige toute recherche sur la nature de Dieu, le maximum et l’infini. Autrement dit, on reconnaît le principe de la docte ignorance. Il en ressort que dieu est au-delà de tout discours, et étant indicible il est de ce fait au-delà de toute affirmation et de toute négation. C’est comme la ligne maximale et infinie, elle est au même temps une courbe, un triangle, un cercle, une sphère sans pour autant perdre son essence qui fait d’elle une ligne. Ainsi, par cette transsomption, c’est-à-dire par analogie entre les mathématiques et la métaphysique, Dieu se révèle comme étant lui-même une essence parfaite et simple de toutes les essences. Toutefois, même si il l’est, il reste vrai qu’il n’est aucune des essences des choses. « En effet, dit De Cues, le maximum, pour lequel le minimum n’est pas un opposé, est nécessairement la mesure parfaitement adéquate de toute choses ; elle n’est pas une mesure trop grande, puisqu’il est le minimum, ni trop petite puisqu’il est le maximum. Or, tout mesurable se trouve situé entre le maximum et le minimum. L’essence infinie est donc bien la mesure parfaitement adéquate et précise de toutes les essences. »(6)

Ainsi donc, l’infini, le maximum, est le principe de toutes les choses. Pour le démontrer, il a fallut, pour notre philosophe évoquer toute la tradition philosophique qu’elle soit d’esprit aristotélicien, platonicien ou néoplatonicien. Et en réinterprétant cette tradition, De Cues affirme que ce principe, qui n’est en effet que Dieu, est premier, immuable, perpétuel, un et simple. En outre, et en dépit de leur diversité, leur multiplicité et leur différence, toutes les choses s’y ramènent. C’est comme le cas de deux lignes qui diffèrent quant à leur mesure : l’une d’un mètre l’autre d’un kilomètre. Certes, elles sont différentes, mais il n’en reste pas moins qu’elles sont semblables, car la ligne finie n’est pas moins ligne qu’une autre qui serait plus grande qu’elle, puisque elles participent au même essence et émanent du même principe unique et indivisible qui est la ligne infinie. Par conséquent, dit De Cues, Le principe de l’une et l’autre ligne est unique, et la diversité des choses ou des lignes provient non de la diversité de leur principe, qui est unique, mais d’un accident, parce que chacune d’elles ne participe pas également de ce principe. Il n’y a donc de toutes choses qu’un seul principe diversement participé. »(7)

Cette différence, donc, qu’on constate entre les figures, ou les choses,  provient du fait qu’elles ne participent pas de la même manière à la ligne maximale et infinie ; ligne qui n’admet pas de différence, car il n’y a qu’un infini un et simple. De fait, même égales, deux lignes ne peuvent jamais atteindre une égalité maximale qui demeure une caractéristique de la seule ligne infinie. Et c’est pourquoi aussi l’inégalité persiste même si elles paraissent semblables.   

Si maintenant nous bannissons toutes les lignes finies que nous pouvons concevoir, il n’en restera alors que la ligne infinie maximale et inconnaissable. Et c’est cette inconnaissabilité qui illustre bien l’idée de l’ignorance parfaite dont parle De Cues. De même, si nous ôtons tous les étants concevables, de façon à ce que nous puissions retourner à l’entité à laquelle ils participent, nous retrouverons comme dit De Cues : « L’entité elle-même parfaitement simple, qui est l’essence de toutes les choses. »(8) ; et cette entité n’est en effet que Dieu lui-même. Face à ce dernier, nous nous trouvons dans un abîme sans fond, un néant révélateur de la docte ignorance, car une fois éliminées, toutes choses et toutes réalités, il ne reste absolument « rien ». C’est ici, en fait, où réside la profonde leçon que nous lègue la théologie négative de laquelle part De Cues dans sa quête de Dieu et de la divinité. Et encore une fois, c’est le nom d’un néoplatonicien qui revient sous la plume de Nicolas de Cues quand il dit : « C’est pourquoi Denys le Grand affirme que l’intellection de Dieu conduit ‘’au rien plutôt qu’à quelque chose’’.»(9) Mais, il reste à savoir que ce néant n’est à plus forte raison que le « maximum inconnaissable ».

Revenons, donc, à ses méditations sur les entités mathématiques et lisons ce qu’il en dit : «  Tout angle du triangle sera une ligne, puisque le triangle entier est une ligne ; c’est pourquoi la ligne infinie est trine. Or il est impossible qu’il existe plusieurs infinis ; par conséquent, cette trinité est unité. »(10)
Partant, il devient manifeste que De Cues atteint par là même le seuil de sa recherche. Il s’agit pour lui de transsumer ses considérations sur les lignes infinies de façon à ce qu’il puisse accéder à l’infini simple, là où la trinité coïncide avec l’unité.
En effet, comme la ligne infinie est au même temps triangle, cercle et sphère, le maximum, lui, est essence puisque il est le maximum linéaire ; il est encore trinité du fait qu’il est le maximum triangulaire ; unité aussi car il est le maximum circulaire ; et, enfin, existence en acte du moment qu’il est le maximum sphérique. Ainsi, dit De Cues : « Le maximum est une essence trine et une en acte. »(11) En outre, même s’il est essence, trinité, unité et actualité, le maximum ne perd pour autant rien de sa parfaite simplicité. C’est pourquoi, encore, l’unité et la trinité coïncident en lui. Mais, à l’encontre des réalités quantifiables, le maximum absolu, et du simple fait qu’il est infini, défie tout dénombrement, chose qu’atteste bien Augustin, qu’évoque De Cues, quand il dit : « Dès que tu commences à compter la trinité, tu sors de la vérité. »(12) La vérité est qu’en dieu la multiplicité des personnes ne contredit pas l’unité de l’essence. C’est le cas même de la ligne une et infinie, en étant triangle, elle ne cesse toutefois d’être simple. Et quand l’évangile de Jean nous rapporte que le Fils a dit : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jean, X, 38), il ne fait selon Nicolas de Cues qu’affirmer la même vérité, à savoir que Dieu est l’unité trine. Ainsi, conclut-il : « Réunis donc, au préalable, ces propriétés qui semblent opposées, comme je l’ai dit, et tu n’aura pas le un et le trois ou bien l’inverse, mais l’uni-trine ou bien le tri-un. Ce qui est la vérité absolue. »(13)

De cette vérité tri-un il en découle le caractère principal et essentiel de la trinité. Pour le justifier, De Cues est sommé de démontrer que toute figure polygonale a pour fondement et pour principe un triangle, comme d’ailleurs l’unité, qui elle, est fondement des nombres. En effet, quand nous traçons un triangle on commence d’abord par le premier angle, et vient ensuite le deuxième et le troisième. Mais, il n’en demeure pas moins que les trois angles forment ensemble un seul et unique triangle. Par conséquent, la distinction ne condamne nullement la relation, et la succession temporelle n’oppose pas l’antériorité à la postériorité du moment que les deux coïncident dans l’infini et l’éternité.

En appliquant cette dernière conception à la question de la trinité divine, De Cues dit : « Ainsi, le Père n’est pas antérieur au Fils ni le Fils postérieur au Père. Mais le Père est antérieur de telle façon que le Fils ne lui est pas postérieur. Ainsi le Père est bien la première personne, mais de telle façon que le fils n’est pas la seconde ; de même que le Père est la première personne sans antériorité, le Fils est la seconde postériorité, et de la même manière le Saint-Esprit, la troisième. »(14)   

En outre, De Cues affirme que le maximum est par nature un et simple, c’est pourquoi toutes figures composées se réduisent à lui ; et comme c’est déjà démontré, toutes les figures simples : le triangle, le cercle et la sphère sont issues de la ligne simple ; et puisque elles sont exemptes de toute sorte de composition, alors le maximum ne peut être que trin. Ce qui l’atteste, est que tout polygone est composé et a pour principe une figure simple, c’est-à-dire un triangle.*Pris en lui-même, un tel maximum ne peut être identifié à aucune de ces quatre figures. En revanche, pris comme mesure de toutes choses, il s’identifié aux figures susdites. Il s’y identifie, justement, car en étant maximales, ces figures deviennent la mesure des autres : la ligne maximale est la mesure de la longueur, le triangle maximal est mesure des surfaces rectilignes, le cercle l’est pour celles circulaires, enfin la sphère l’est, aussi, pour les volumes.

Il est évident, donc, que De Cues tend à travers ce symbolisme des formes triangulaires, principe de tout polygone, à mettre en valeur l’idée principale du dogme chrétien qui concerne la sainte trinité divine. Toutefois, ce symbolisme n’est qu’un moment d’une dialectique qui nous  transcende du concret connaissable, vers celui qui excède toutes connaissances, vers l’inconnaissable et l’indicible : le Un-trin.

Et si c’est ce que nous dévoile le symbolisme du triangle, qu’en est-il de celui rattaché au cercle ?
Le cercle infini, lui, exprime l’unité, l’identité et l’éternité parfaites ; il est une unité qui surpasse toute unité concevable. Il est aussi une pure identité qui précède toutes les oppositions, car l’autre et le divers ne peuvent s’opposer à elle. C’est pourquoi le maximum, comme unité parfaite, est exempte de toute forme de diversité et d’altérité « Si bien que sa bonté n’est pas différente de sa sagesse, mais la même chose. » (15) De fait, la diversité en lui est plutôt identité.
Point non plus de durée au sens ordinaire du terme, car dans un cercle le passé, le présent et le futur coïncident. Dans l’éternité il n’y a ni commencement ni fin, puisque le commencement est aussi fin, et la fin commencement. Toutes ces propriétés sont la conséquence évidente de cette unité parfaite qui caractérise le cercle.
 En outre, en un cercle infini et maximal, le  diamètre coïncidera sans aucun doute avec la circonférence, et le milieu de ce diamètre sera par conséquent infini. Cependant, ce milieu-ci est en vérité son centre, et puisque le diamètre est circonférence, alors son centre l’est aussi. De fait, dit De Cues : « Il est évident que le centre, le diamètre et la circonférence sont identiques. »(16) **   Cette division du cercle infini en centre, diamètre et circonférence n’exclue nullement son unité, du moment qu’il est le maximum présent partout et entourant le tout. Néanmoins, ce maximum n’est identique à rien et n’est différent de rien « et en quoi tout est en lui, de lui et par lui. »(17) Tout est en lui, du fait qu’il est circonférence, de lui en tant qu’il est diamètre, et en fin par lui en tant que centre. Cette exaltation de l’unité maximale est figurée donc par l’image du cercle infini, mais une telle unité demeure au-delà de toute figuration. En effet, le maximum est unité parfaite et simple, et cette vérité ne découle pas du fait qu’il est cercle ou circonférence ou diamètre. Autrement dit, le maximum est toutes choses sans être aucune d’elles au même-temps.  
Enfin, la sphère maximale et infinie est considérée par De Cues comme étant une entité qui contient en elle-même la ligne infinie, le triangle infini et le cercle infini. De surcroît, puisque le centre d’un cercle maximal coïncide avec son diamètre et sa circonférence, le centre d’une sphère maximale, lui aussi coïncide avec la longueur, la largeur et la profondeur. C’est à la suite de ces propriétés qui caractérisent la sphère maximale, et qui font d’elle l’acte de la ligne, du triangle et du cercle que le maximum, lui, est considéré par De Cues comme étant l’acte de toutes choses. Et c’est parce que la sphère maximale est l’image de la figure parfaite qui enveloppe toutes les autres figures, et d’où celles-ci tiennent leur perfection, que le maximum est la perfection de toutes choses. De ce fait, la sphère maximale symbolise dieu, car il est la mesure du tout : mouvement, repos et temps, il est, dit De Cues : « Le principe unique et parfaitement simple de l’univers tout entier. »(18) Ainsi, il englobe et engendre toutes créatures, car il est : « La forme des formes. »(19)

3- De l’infini divin.

Peut-on donc nommer Dieu ? Peut-on le qualifier en disant qu’il est « l’unité » ? Certes non, car pour De Cues le fait d’attribuer un nom à quelque chose est une opération de la raison. Or, à notre échelle, chaque nom suppose et induit avec lui son opposé. Ainsi en est-il de l’unité qui suppose la multiplicité, et de l’identité qui suppose l’altérité, et ainsi de suite. Mais, ce qui convient parfaitement à Dieu est ce que De Cues appelle : un nom maximal, c’est-à-dire un nom qui enveloppe tous les opposés, un nom où l’unité ne s’oppose ni à la multiplicité ni à l’altérité : « C’est un nom, dit-il, ineffable et au-dessus de toute intellection. »(20) « C’est pourquoi, dit-il encore, la docte ignorance nous permet de comprendre que, bien qu’ ‘’unité’’ semble le nom le plus proche du maximum, néanmoins il reste encore infiniment distant du véritable nom du maximum en tant que telle. »(21)
Par conséquent, on a beau attribuer à Dieu les noms affirmatifs qu’on attribue ordinairement aux créatures, ils n’en conviennent nullement à dévoiler son essence. En effet, tous les noms imaginables qu’on puisse lui attribuer ne peuvent révéler sa vérité, car il est le nom suprême qui les contient tous ; il est de ce fait Créateur, Justice, Beau, Puissant …etc avant même l’existence des créatures douées de la capacité de nommer et de signifier ; ainsi, tout nom qu’on puisse lui conférer ne peut être, selon le mot même de Denys, que « disjonctif », *** puisqu’ il suppose toujours son opposé. Plus encore, ce caractère disjonctif est mis à jour quand on dit de Dieu qu’il est Père du fait qu’il est unité, et Fils du fait qu’il est l’égalité de l’unité, et enfin liaison des deux, c’est-à-dire du Père et du Fils, du fait qu’il est Saint-Esprit. Or, toute manière de nommer Dieu reste assujetti  aux conditions de la créature, et c’est là où réside les limites de toute théologie de l’affirmation que De Cues tentait de dépasser vers une autre plus subtile : la théologie négative. Grâce à cette dernière nous accédons à la véritable foi, sous la direction de ce que De Cues appelait « la docte ignorance ». Il s’agit d’une connaissance qui nous transcende au-delà des lignes de démarcation prescrites par notre « raison discursive », car Dieu, selon toujours l’enseignement  de la docte ignorance, est ineffable. Ainsi, dit De Cues : « … Selon la considération de l’infinité Dieu n’est ni un ni multiple. En réalité, selon la théologie de la négation, on trouve rien d’autre en Dieu que l’infinité. C’est pourquoi, selon cette théologie, Dieu n’est connaissable ni aujourd’hui ni demain, puisque toute créature, qui ne peut comprendre la lumière infinie, est donc ténèbres par rapport à lui. Il n’est connu que par lui seul. »(22)
Nous voyons donc comment De Cues s’est efforcé tout au long de son premier livre à mettre en lumière l’itinéraire à partir duquel nous pouvons atteindre l’incompréhensible, sans pour autant le saisir. Mais, ceci demeure possible pourvu qu’on adopte la docte ignorance comme règle pour conduire notre recherche à terme.


NOTES :



1- De Cues Nicolas : La docte Ignorance Editions Flammarion, Paris, 2013. P. 65 Page 1
2- Ibid. P. 67
3- Ibid. P. 68
4- Ibid. P. 72
5- Ibid. P. 73
6- Ibid. P. 74
7- Ibid. P. 76
8- Ibid. P. 77
9- Ibid. P. 77-78
1O- Ibid. P. 80
11- Ibid. P.  81
12- Ibid. P.  82
13- Ibid. P.  82-83
14- Ibid. P.  83
15- Ibid. P.  86
16-17 Ibid. P.  87
18- Ibid. P.  92
19- Ibid. P.  91
20-21 Ibid. P.  94
22- Ibid. P.  101

* Toutes les lois de la nature, au moins classiques, réduisent la diversité à l’unité (F=m.a à titre d’exemple).
** De l’idée d’un centre qui serait au même temps circonférence et diamètre, en découle une autre : le centre est partout et nulle part. Ainsi, on assiste à l’avènement d’une métaphysique nouvelle qui a eu pour conséquence l’éclatement du « cosmos » et du « monde clos » aristotéliciens. C’est pour cette raison, à mon sens, que Nicolas de Cues est vu comme étant le premier philosophe « moderne ».
*** Quand on pense, en tant qu’humaine, on est amené à disjoindre ce qui est lié, cela est peut-être dû à l’impuissance de notre langage, et à son incapacité à saisir et à embrasser la réalité en sa totalité. Ainsi, quoiqu’on fasse on n’arrivera jamais à nommer véritablement dieu. Henri Bergson, c’est vrai dans un autre contexte, parlait de la difficulté qu’on affronte dès qu’on essaye de saisir le « mouvant » par notre « pensé ». 





 

KAMAL ELGOTTI : KHENIFRA LE 14/03/2017