dimanche 23 octobre 2016



Saint Thomas : Critique d’Averroès
- Article 8 -
Après avoir critiqué la thèse de la séparabilité de l’intellect possible d’Averroès, Saint Thomas propose, à partir du quatrième chapitre de son livre, de considérer celle qui fut, parmi d’autres nombreuses, l’objet de la condamnation de 1277, condamnation que proclama l’évêque de Paris, Etienne Tempier. Il s’agit de la thèse où Averroès parle d’une unité prétendue de la l’intellect chez tous les hommes. En effet, bien qu’Aristote croie que l’intellect agent et l’intellect possible soient inséparable de l’âme, Saint Thomas, lui, affirme qu’il pourrait tolérer la conception de certains philosophes (Avicenne entre autres) qui soutenaient l’existence d’un intellect agent séparé et unique. Mais, dire la même chose de l’intellect possible est, selon son opinion, une erreur grossière.
Or, si l’intellect possible est la faculté avec laquelle chaque homme pense, on devrait supposer deux éventualités : soit que l’homme singulier qui pense est l’intellect lui-même, soit que l’intellect est l’une des facultés de l’âme qui est forme d’un corps organisé. Si on adopte la première éventualité, alors, il n’y aura, selon Saint Thomas, aucune différence entre les hommes singuliers, par exemple entre Socrate et Platon. Autrement dit, tous les hommes seront en réalité un seul homme. Et si on adopte la deuxième, alors chaque corps aura son propre âme, et chaque âme aura son intellect par lequel elle puisse penser. Par conséquent, l’intellect ne peut pas être identique chez tous les individus humains, il est plutôt multiple puisque les corps et les âmes le sont aussi.
En outre, l’intellect est, selon l’enseignement d’Aristote, la partie principale de l’homme, la partie qui se sert du corps et des autres puissances de l’âme, comme l’artisan qui se sert de ses instruments pour atteindre ses fins. Alors, si l’intellect de tous les hommes est unique, l’action de leur volonté et de leur libre arbitre sera aussi unique. De fait, la science morale et politique sera inconcevable dans une société humaine.
Ce même problème se pose non seulement sur le plan « éthique », mais aussi sur le plan « épistémologique ». En effet, qu’il soit une forme ou un moteur, l’intellect aura un acte de penser unique chez tous les individus s’il est lui-même unique. Il n’y aura pas d’opérations intellectuelles multiples, mais il y  aura seulement une. Et Saint Thomas explique en disant : « Si je pense à une pierre, par exemple, et si tu y penses également, il faudra que mon opération intellectuelle et que ton opération intellectuelle ne fassent qu’une seule et même opération. »(1) C’est comme si on a plusieurs hommes qui n’ont qu’un seul œil, ils ne peuvent voir qu’un même et unique objet sensible.
En vue d’éclaircir leur propre position, les averroïstes, de leur part, affirment que la différence constatée entre la manière de penser de plusieurs individus humains est due au fait que l’action de l’intellect découle des images que chacun d’eux pourrait recevoir. Ainsi, deux hommes qui reçoivent des images différentes ne peuvent pas penser la même chose. Par contre, l’opération intellectuelle de ceux qui savent et pensent la même chose n’est ni affectée ni « diversifiée par la diversité des images ».
Une telle thèse, en revanche, repose, aux yeux de Saint Thomas, sur une interprétation erronée des paroles d’Aristote. En effet, avant d’effectuer une opération intellectuelle, l’intellect est en puissance toutes choses (Il est tous les intelligibles), au moment où il devient chacune d’elles, on dit qu’il est en acte. Le savant, par exemple, est dit être en acte au moment où il actualise la science qu’il a en puissance. Pour cela il faut d’abord qu’il l’acquière et  qu’il ait ensuite une certaine disposition ou « habitus » qui lui soit inhérente et qui le rend capable d’opérer par lui-même.
Ainsi, et suite à sa propre interprétation d’Aristote, Saint Thomas nous invite à considérer les trois points suivants :
1-  L’habitus***du savoir est l’acte premier***de l’intellect possible, c’est grâce à lui qu’il est capable de passer de la puissance à l’acte, et d’opérer d’une manière indépendante.
2- Avant qu’il ne connaisse, l’intellect possible est en puissance, il est, selon la métaphore d’Aristote, comme une tablette où rien n’est écrit.
3-  L’intellect possible ne peut sortir de l’état de puissance pour devenir en acte que grâce à ses apprentissages et découvertes.
Mais, conclut Saint Thomas : « Rien de tout cela n’arriverait si l’intellect possible de tous ceux qui sont, qui furent et qui seront, était unique. »(2)

***Dans une note, le traducteur du livre Contre Averroès, le philosophe et médiéviste Alain de Libera, déclare que la lecture d’Aristote qu’expose Saint Thomas laisse entendre que l’intellect a deux états de « puissance » et deux états « d’actes ». Dans un cas  l’intellect est en puissance lorsqu’ il est susceptible de devenir toutes choses, c’est comme une « tabula rasa » qui est capable de tout recevoir, dans un autre cas il l’est aussi tant qu’il n’a pas actualisé la science qu’il a acquise. Quant à l’acte premier, il est lié à la puissance seconde. Il est un habitus, c’est-à-dire une sorte de disposition selon la tradition aristotélicienne ou mode d’action et de comportement selon la philosophie médiévale. L’acte second, lui, est l’opération par laquelle l’intellect actualise ce qu’il possède en puissance.
De ma part, et sans anachronisme exaspéré,  je crois que l’idée d’un « acte premier » qui dispose l’intellect à sortir de la puissance à l’acte est proche de certaines analyses qu’on retrouve chez Kant et Husserl. Chez Kant, avec sa conception d’un « moi pensant » qui accompagne par essence ses diverses  représentations et dévoile, ainsi, l’impossibilité du solipsisme cartésien. Chez Husserl, dans la mesure où il définit la conscience comme « intentionnalité » et comme « acte intentionnel ». En outre, on voit là comment l’idée moderne du « sujet », de « subjectivité » et de « conscience », et ses retentissements sur le plan éthique et politique, exigeait un long travail de conceptualisation. Elle nécessitait le dépassement du cadre conceptuel de l’aristotélisme « christianisé ». Un tel dépassement n’a été possible, à mon sens, qu’à partir du quinzième siècle, avec le début de la science moderne qui signa la fin de l’image d’un cosmos fermé et bien hiérarchisé. Mais aussi, avec le nominalisme et l’humanisme qui englobèrent, dans une certaine mesure, tous les champs de la créativité humaine : l’art, la politique, la religion et l’économie. C’est pourquoi je dis que la modernité est un lent et progressif cheminement d’idées qui appartiennent à des champs différents et disparates. Et c’est pourquoi, enfin, je me méfie de l’opinion courante qui considère le Moyen Age comme une période inféconde où régnait l’obscurantisme intégrale.   


Kamal Elgotti 
Khénifra le 01-07-2016



1-      Thomas d’Aquin : Contre Averroès, Editions Flammarion, Paris 1994. P. 163
2-      Ibid. P. 167





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