Saint Thomas : Critique d’Averroès
- Article 8 -
Après
avoir critiqué la thèse de la séparabilité de l’intellect possible d’Averroès,
Saint Thomas propose, à partir du quatrième chapitre de son livre, de
considérer celle qui fut, parmi d’autres nombreuses, l’objet de la condamnation
de 1277, condamnation que proclama l’évêque de Paris, Etienne Tempier. Il
s’agit de la thèse où Averroès parle d’une unité prétendue de la l’intellect
chez tous les hommes. En effet, bien qu’Aristote croie que l’intellect agent et
l’intellect possible soient inséparable de l’âme, Saint Thomas, lui, affirme
qu’il pourrait tolérer la conception de certains philosophes (Avicenne entre
autres) qui soutenaient l’existence d’un intellect agent séparé et unique.
Mais, dire la même chose de l’intellect possible est, selon son opinion, une
erreur grossière.
Or, si
l’intellect possible est la faculté avec laquelle chaque homme pense, on
devrait supposer deux éventualités : soit que l’homme singulier qui pense
est l’intellect lui-même, soit que l’intellect est l’une des facultés de l’âme
qui est forme d’un corps organisé. Si on adopte la première éventualité, alors,
il n’y aura, selon Saint Thomas, aucune différence entre les hommes singuliers,
par exemple entre Socrate et Platon. Autrement dit, tous les hommes seront en
réalité un seul homme. Et si on adopte la deuxième, alors chaque corps aura son
propre âme, et chaque âme aura son intellect par lequel elle puisse penser. Par
conséquent, l’intellect ne peut pas être identique chez tous les individus
humains, il est plutôt multiple puisque les corps et les âmes le sont aussi.
En outre,
l’intellect est, selon l’enseignement d’Aristote, la partie principale de
l’homme, la partie qui se sert du corps et des autres puissances de l’âme,
comme l’artisan qui se sert de ses instruments pour atteindre ses fins. Alors,
si l’intellect de tous les hommes est unique, l’action de leur volonté et de
leur libre arbitre sera aussi unique. De fait, la science morale et politique sera
inconcevable dans une société humaine.
Ce même
problème se pose non seulement sur le plan « éthique », mais
aussi sur le plan « épistémologique ». En effet, qu’il soit une forme
ou un moteur, l’intellect aura un acte de penser unique chez tous les individus
s’il est lui-même unique. Il n’y aura pas d’opérations intellectuelles
multiples, mais il y aura seulement une.
Et Saint Thomas explique en disant : « Si je pense à une pierre, par
exemple, et si tu y penses également, il faudra que mon opération
intellectuelle et que ton opération intellectuelle ne fassent qu’une seule et
même opération. »(1) C’est comme si on a plusieurs hommes qui n’ont qu’un
seul œil, ils ne peuvent voir qu’un même et unique objet sensible.
En vue d’éclaircir
leur propre position, les averroïstes, de leur part, affirment que la
différence constatée entre la manière de penser de plusieurs individus humains
est due au fait que l’action de l’intellect découle des images que chacun d’eux
pourrait recevoir. Ainsi, deux hommes qui reçoivent des images différentes ne
peuvent pas penser la même chose. Par contre, l’opération intellectuelle de
ceux qui savent et pensent la même chose n’est ni affectée
ni « diversifiée par la diversité des images ».
Une telle
thèse, en revanche, repose, aux yeux de Saint Thomas, sur une interprétation
erronée des paroles d’Aristote. En effet, avant d’effectuer une opération
intellectuelle, l’intellect est en puissance toutes choses (Il est tous les
intelligibles), au moment où il devient chacune d’elles, on dit qu’il est en
acte. Le savant, par exemple, est dit être en acte au moment où il actualise la
science qu’il a en puissance. Pour cela il faut d’abord qu’il l’acquière
et qu’il ait ensuite une certaine
disposition ou « habitus » qui lui soit inhérente et qui le rend
capable d’opérer par lui-même.
Ainsi, et
suite à sa propre interprétation d’Aristote, Saint Thomas nous invite à
considérer les trois points suivants :
1- L’habitus***du savoir est l’acte premier***de
l’intellect possible, c’est grâce à lui qu’il est capable de passer de la
puissance à l’acte, et d’opérer d’une manière indépendante.
2- Avant
qu’il ne connaisse, l’intellect possible est en puissance, il est, selon la
métaphore d’Aristote, comme une tablette où rien n’est écrit.
3- L’intellect possible ne peut sortir de l’état
de puissance pour devenir en acte que grâce à ses apprentissages et
découvertes.
Mais, conclut
Saint Thomas : « Rien de tout cela n’arriverait si l’intellect
possible de tous ceux qui sont, qui furent et qui seront, était
unique. »(2)
***Dans
une note, le traducteur du livre Contre Averroès, le philosophe et médiéviste
Alain de Libera, déclare que la lecture d’Aristote qu’expose Saint Thomas
laisse entendre que l’intellect a deux états de « puissance » et
deux états « d’actes ». Dans un cas
l’intellect est en puissance lorsqu’ il est susceptible de devenir
toutes choses, c’est comme une « tabula rasa » qui est capable de
tout recevoir, dans un autre cas il l’est aussi tant qu’il n’a pas actualisé la
science qu’il a acquise. Quant à l’acte premier, il est lié à la puissance
seconde. Il est un habitus, c’est-à-dire une sorte de disposition selon la
tradition aristotélicienne ou mode d’action et de comportement selon la
philosophie médiévale. L’acte second, lui, est l’opération par laquelle
l’intellect actualise ce qu’il possède en puissance.
De ma
part, et sans anachronisme exaspéré, je
crois que l’idée d’un « acte premier » qui dispose l’intellect à
sortir de la puissance à l’acte est proche de certaines analyses qu’on retrouve
chez Kant et Husserl. Chez Kant, avec sa conception d’un « moi
pensant » qui accompagne par essence ses diverses représentations et dévoile, ainsi,
l’impossibilité du solipsisme cartésien. Chez Husserl, dans la mesure où il
définit la conscience comme « intentionnalité » et comme « acte
intentionnel ». En outre, on voit là comment l’idée moderne du
« sujet », de « subjectivité » et de « conscience »,
et ses retentissements sur le plan éthique et politique, exigeait un long
travail de conceptualisation. Elle nécessitait le dépassement du cadre
conceptuel de l’aristotélisme « christianisé ». Un tel
dépassement n’a été possible, à mon sens, qu’à partir du quinzième siècle, avec
le début de la science moderne qui signa la fin de l’image d’un cosmos fermé et
bien hiérarchisé. Mais aussi, avec le nominalisme et l’humanisme qui
englobèrent, dans une certaine mesure, tous les champs de la créativité
humaine : l’art, la politique, la religion et l’économie. C’est pourquoi
je dis que la modernité est un lent et progressif cheminement d’idées qui
appartiennent à des champs différents et disparates. Et c’est pourquoi, enfin,
je me méfie de l’opinion courante qui considère le Moyen Age comme une période
inféconde où régnait l’obscurantisme intégrale.
Kamal Elgotti
Khénifra le 01-07-2016
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