lundi 24 octobre 2016



Saint Thomas : Critique d’Averroès
- Article 11 -

Saint Thomas a consacré le cinquième et dernier chapitre de son livre, à la discussion de la thèse averroïste qui niée la pluralité de l’intellect possible. Or, cette thèse est la conséquence logique de celle, discutée auparavant, où les averroïstes prétendent que l’intellect possible est un en tous les hommes. Pour cela, je me bornerai dans ce dernier article à présenter les principaux arguments avancés par eux en faveur d’une telle thèse, et leur réfutation par Saint Thomas.
Argument premier : si la matière est le principe de la division d’une forme, alors cette forme ne peut être que matérielle. Mais, puisque l’intellect est une substance séparée de la matière, alors il ne peut être qu’un et indivisible.  Et ainsi, il ne sera pas multiplié suite à la multiplication des corps. Car, dans le cas contraire on va, selon les averroïstes, enfreindre l’une des conceptions majeures de l’aristotélisme.
La réfutation de cet argument par Saint Thomas se résume, à mon sens, en deux propositions : philosophiquement parlant, il a déjà prouvé que l’intellect possible est une substance séparée de la matière, mais inséparable de l’âme qui est la forme ou acte d’un corps organisé. Alors, dit Saint Thomas : « La’ où il y a plusieurs corps il y a plusieurs âmes, et la’ où il y a plusieurs âmes il y a plusieurs puissances intellectuelles qui s’appellent intellect- et il n’en découle pas pour autant que l’intellect soit une faculté matérielle… »(1). D’un certain point de vue, que j’appelle physico-théologique, le fait qu’il y a plusieurs intellects ne veut pas dire qu’il y a contradiction comme le suggèrent les averroïstes. Car, puisque un corps grave pourrait, grâce à une cause quelconque, se trouver en un lieu qui n’est pas son lieu naturel (être en haut au lieu d’être en bas), rien n’empêche  qu’une cause surnaturelle intervienne de façon à rendre possible la multiplication de l’intellect.
Argument deuxième : c’est l’argument qui part de l’unité de l’intelligible pour soutenir l’unité de l’intellect possible. En effet, les averroïstes se demandent si l’intelligible qui existe à la fois en deux personnes est absolument le même ou s’il est deux en nombre et un en espèce. Ainsi, dans le premier cas l’intellect ne pourra être qu’un, dans le deuxième on tombera dans une sorte de progression à l’infini, ce qui est inconcevable. Car, puisque ces deux intelligibles sont deux en nombre et un en espèce, on peut, par abstraction, tirer d’eux un troisième intelligible, qui une fois reçu il sera lui aussi deux en nombre et un en espèce, et ainsi jusqu’à l’infini. Et c’est pourquoi les averroïstes sont, selon Saint Thomas, amenés à dire : « Qui il est donc impossible que ce qui est pensé à la fois en moi et en toi soit distinct en nombre ; par conséquent, il n’y a qu’un seul pensé et un seul intellect numériquement identique en tous. »(2)
L’aspect important dans la réfutation du deuxième argument qu’expose Saint Thomas, se révèle dans sa manière d’interpréter les textes d’Averroès. Il s’agit d’une confrontation entre deux philosophies (bien sûr telle que le laisse entendre l’analyse thomiste) : un platonisme « aberrant » ou « inconséquent » représenté par Averroès, et un aristotélisme représenté par Saint Thomas. Ce platonisme inconséquent se dévoile à travers le sens et la nature de l’intelligible conçu par les averroïstes. Car quand ils affirment que l’intelligible est une « unique espèce immatérielle existant dans l’intellect »(3), ils ramènent la connaissance et la science à une simple intellection qui vise une forme unique séparée. Et ainsi, ils expulsent de leur entreprise toute science qui pourrait émaner du monde sensible. Mais, une telle conception n’atteint même pas le niveau d’exactitude relative qui caractérise la théorie de la connaissance de Platon.  Ce dernier arrive, au moins, à garantir la pluralité des intellects puisque tous participent « à la connaissance par la forme séparée et unique d’une vérité unique »(4). À l’encontre de cette théorie platonicienne, les averroïstes, eux, admettent « qu’il y a en tout et pour tout un intellect, non seulement chez tous les hommes, mais dans l’absolu. »(5). Et c’est pour cette raison qu’on a décrit leur  platonisme comme étant « aberrant » ou « inconséquent ».  
En partant d’une perspective plutôt aristotélicienne, Saint Thomas affirme que toutes nos connaissances trouvent dans les choses sensibles leur point d’appui. Et c’est ainsi que l’intelligible (ou le pensé) constitue la nature ou la quiddité même de la chose, entendue comme chose singulière  et réelle, tel par exemple ce livre-ci qui est devant moi. « Si donc, dit Saint Thomas, le pensé n’était pas la nature même de la pierre qui est dans les choses, mais l’espèce qui est dans l’intellect, il s’ensuivrait que je ne penserais pas la chose qui est la pierre, mais seulement l’intention qui est abstraite de la pierre. »(6)  

 Cependant, La nature de la pierre, pour reprendre l’exemple de Saint Thomas, est en puissance. Pour devenir en acte, il faut que les espèces que nous recevons des choses sensibles parviennent à travers les sens jusqu’à l’imagination. Il faut, aussi, que les espèces intelligibles qui sont contenues dans l’intellect possible puissent être abstraites grâce à l’intervention de l’intellect agent. Et pourtant, ces espèces ne sont pas ce que l’intellect possible pense, mais les espèces par lesquelles il pense (conception qui reste, à mon sens, proche de la fonction que jouent les catégories Kantiennes dans l’élaboration de la science).   
Ainsi, la connaissance humaine, telle qu’elle est représentée par la théorie de la connaissance thomiste, est un processus actif où interviennent le monde sensible,  l’imagination,  l’intellect possible et  l’intellect agent. Alors que dans le cadre de la théorie de la connaissance d’Averroès on est devant un processus plutôt passif, où l’intellect possible « prépare » nos âmes, et nous rend ainsi capable de recevoir l’action de l’intellect agent séparé.
En outre, Saint Thomas considère que l’action de penser est une opération immanente au pensant, ce n’est pas une action qui vient s’ajouter à lui de l’extérieur, comme le cas du feu qui allume un objet hors de lui. Ainsi, le pensant  pense par l’intermédiaire des espèces qui sont abstraites des principes individuels. Et c’est pourquoi ces espèces ne représentent pas les particularités individuelles des choses, mais seulement leur nature universelle. « C’est de cette manière, dit Saint Thomas, que l’intellect pense la nature universelle par abstraction des principes individuels. 
Il y a donc quelque chose d’un qui est pensé à la fois par moi et par toi, mais il est pensé chez moi par l’intermédiaire d’une chose et chez toi par l’intermédiaire d’une autre, c’est-à-dire par une autre espèce intelligible ; et mon penser est une chose et ton penser en est une autre ; et mon intellect est une chose et ton intellect en est une autre. »(7) Quand je vois, à titre d’exemple, un livre de couleur rouge, et que tu vois une chaise également de couleur rouge, alors il y a quelque chose d’un pensé par nous deux : la rougeur. Mais moi j’y pense par l’intermédiaire du livre, et toi par l’intermédiaire de la chaise, et c’est ainsi qu’on peut tous les deux penser à quelque chose d’un, sans que cela n’enfreint à la pluralité de nos « penser » ni à celle de nos « intellects ».
Argument troisième : en partant de leur propre interprétation d’Aristote, les averroïstes admettent  l’existence de substances séparées liées à une fin bien déterminée : faire mouvoir les corps célestes. Donc, si nous supposons aussi qu’il y a plusieurs intellects humains, alors après la destruction des corps, l’existence des susdits intellects sera superflue, c’est- à-dire contingente et inutile.
Texte d’Aristote en mains, Saint Thomas, lui, réplique que même si le « Stagirite » évoque le caractère superflu qu’aura des substances séparées ou cas où elles ne mouvaient pas de corps, ceci ne nous autorise pas pour autant, d’en conclure qu’Aristote réduit leur existence à cette seule fin. Autrement dit, rien n’empêche, dans la perspective aristotélicienne, à ce qu’il y est des substances séparées qui ne meuvent pas de corps. Alors, dit Saint Thomas : « C’est pourquoi Aristote ne soutient pas non plus que les substances séparées seraient superflues si elles ne mouvaient pas de corps, mais que « toute substance impassible ayant atteint par soi un bien optimum doit être estimée comme une fin. » »(8)
Ainsi, s’agissant de l’âme humaine, Saint Thomas confirme que sa fin ne peut-être réduite au simple fait de faire mouvoir un corps. Sa félicité sublime réside plutôt dans le penser dont parle Aristote dans son Ethique.
Argument quatrième : dire d’une part, selon les averroïstes, que chaque homme a son propre intellect, c’est dire qu’après la mort  il y aura une infinité d’âmes et d’intellects en actes, propos qui contredit ouvertement la thèse d’Aristote qui niée la possibilité d’un infini en acte.(voir à ce sujet la physique d’Aristote).
Et puisque, d’autre part, les âmes sont indestructibles, il s’ensuit qu’elles existaient depuis l’éternité, et si elles sont ainsi, alors le monde est éternel, ce qui contredit le dogme de la création. 
Pour réfuter ces arguments avancés par les averroïstes, Saint Thomas a eu recoure cette fois-ci non seulement à l’autorité d’Aristote, mais à celle aussi d’Algazel  الغزالي, d’Avicenne ابن سينا et de certains philosophes Grecs de renommés. En effet, Algazel postule l’existence d’un infini non pas selon l’ordre, comme dans une suite arithmétique, mais un infini conforme aux mouvements circulaires des cieux, mouvements où on ne peut  distinguer ni commencement ni fin. Par conséquent, les âmes sont, selon Algazel, infinies en nombre, et elles sont simultanément, sans qu’il ait entre elles un ordre quelconque. « Car, dit Algazel, l’antérieur et le postérieur ne désignent pas en elles une relation de nature, sinon quant au temps de leur création. Et dans leurs essences, en tant qu’elles sont des essences, il n y a non plus aucune sorte de relation d’ordre, puisque elles sont égales en être, au contraire des espaces et des corps, de la cause et du causé. »(9)
En plus de la réfutation, disant métaphysique, adressée par Algazel aux averroïstes, Saint Thomas évoque celle éthique d’Avicenne, surtout quand ce dernier dit : « La prudence, la bêtise, l’opinion et autres choses semblables ne sont que dans l’essence de l’âme. Donc l’âme n’est pas numériquement une, mais multiple, et c’est son espèce qui est une. »(10)
En outre, les Grecs, eux, ne font pas, selon Saint Thomas, exception. Ainsi, Themistius n’hésite pas à soutenir que les deux intellects, possible et agent, sont multiples. Et il reste vrai que c’est l’intellect agent qui « éclaire » l’intellect possible, mais le principe de l’illumination est soit Dieu, comme chez les catholiques, soit la dernière Intelligence, celle de la dernière sphère, comme chez Avicenne. Cette thèse, contrairement à l’interprétation d’Averroès, est adoptée non pas seulement par Aristote, mais aussi par Platon, Théophraste et Themistius. Et c’est ainsi que Saint Thomas arrive à confirmer, contre Averroès et les Averroïstes latins, sa thèse qui concerne :
1- La séparabilité de l’intellect possible et agent du corps et non pas de l’âme.
2-La multiplicité d’intellects.

KAMAL ELGOTTI : 24-07-2016
KHENIFRA




1-      Saint Thomas : Contre Averroès, Editions Flammarion, Paris, 1994.p. 177

2-      Ibid. P. 181
3-      Ibid. P. 181
4-      Ibid. P. 183
5-      Ibid. P. 183
6-      Ibid. P. 183
7-      Ibid. P. 185
8-      Ibid. P. 189
9-      Citation d’Algazel mentionnée par Saint Thomas : page 191.
10-   Citation d’Avicenne mentionnée par Saint Thomas : page 193.

               

     

    




Saint Thomas : Critique d’Averroès
- Article 10 -
Avant d’apprendre ou de découvrir, souligne Aristote, l’intellect possible doit être en puissance. Mais, en soutenant une telle thèse et en adoptant celle qui affirme l’unité de l’intellect, les averroïstes se trouvent pêle-mêle dans des apories insolubles.
Nous savons d’emblée que notre intellect atteint les intelligibles soit par la découverte, ou par l’apprentissage. Le problème ne se pose apparemment pas dans le cas de la découverte, car le passage de la puissance à l’acte est conforme à la thèse aristotélicienne mentionnée ci-dessus.  En revanche, la difficulté devient manifeste quand il s’agit de l’apprentissage. En effet, quand un enseignant nous apprend une science, nous disons qu’il la possède en acte alors que nous ne la possédons qu’en puissance. Ainsi, si nous acceptons la thèse des averroïstes qui affirment l’unité de l’intellect possible, nous serons obligés de  reconnaître qu’il est toujours en acte, ce qui contredit la thèse aristotélicienne du départ.
En plus, même si nous supposons, avec certains, qu’il n y a eu jamais d’homme premier pensant, un autre problème surgira. Dans un cas pareil, nous serons amenés à dire que tous les intelligibles des choses n’ont pas été acquis. Ils sont plutôt éternels au sein de l’intellect possible. Alors, « c’est pour rien, dit Saint Thomas, qu’Aristote affirme l’existence d’un intellect agent faisant passer les intelligibles de la puissance à l’acte ; c’est aussi pour rien qu’il affirme que les images se rapportent à l’intellect possible comme les couleurs à la vue, si l’intellect possible ne reçoit rien des images. » (1)
En outre, comment une substance séparée aurait-elle besoin de nos apprentissages et découvertes pour se penser elle-même ? La question se pose pour Saint Thomas car une telle substance est intelligible en et par elle-même. Aussi, c’est pour cette raison qu’il dit que si l’intellect possible était une substance séparée il se penserait par son essence**, et il n’aurait pas besoin de notre pensée ou découverte pour forger ses espèces intelligibles. En vue de sortir de ces difficultés, les averroïstes peuvent dire qu’ils parlent de l’intellect possible en tant qu’il est en relation avec nous et non pas avec lui-même. Mais, Saint Thomas, lui, soutient avec force qu’Aristote : « Parle de l’intellect possible dans ce qui lui est propre et en tant qu’il se distingue de l’intellect agent. »(2)
En revanche, les averroïstes peuvent aussi postuler une lecture propre des textes d’Aristote, et soutenir que l’intellect possible possède toutes les espèces intelligibles qui lui permettent d’entrer en relation avec les images qui sont en nous. Cette relation peut s’effectuer selon trois modes. Or, en mettant de côte le premier et le troisième mode, Saint Thomas affirme à travers le second que les espèces intelligibles qui sont dans l’intellect possible ne sont pas reçues par les images, elles rayonnent plutôt sur nos images, et les illuminent***pour qu’elles puissent devenir des pensées.
Une telle conception nous conduit, cependant, à des conséquences insoutenables :
1- Si on concède avec les averroïstes que nos  images deviennent intelligibles en acte du fait des espèces contenues dans notre intellect possible, et non pas grâce à notre intellect agent, alors on contredira les enseignements d’Aristote.
2- Eu égard à ces enseignements, les images ne peuvent devenir intelligibles en acte que par abstraction. Mais, dire que c’est l’intellect possible qui les illuminent pour qu’elles le deviennent, c’est dire qu’il s’agit d’une simple réception et non pas d’une abstraction.  
3- La réception elle-même dépend de la nature du récepteur. Or, puisque les espèces intelligibles sont différentes par nature des images qui sont en nous, alors l’illumination susdite n’atteindra pas les images sur un mode intelligible, mais sur un mode sensible et matériel. Ainsi, nous ne serons pas en mesure de penser universellement.
Donc, conclut Saint Thomas : « Il est à tout point de vue impossible que l’intellect possible de tous les hommes ne soit qu’un. »(3)

** Pour Saint Thomas Dieu seul agit par essence, tandis que l’âme humaine agit par l’intermédiaire des puissances (Intellective, sensitive, végétative). Guillaume d’Auvergne, lui, croit que l’âme est par nature simple et indivisible, et c’est par essence qu’elle agit. Mais, Saint Thomas refuse catégoriquement cette conception car elle assimile l’action de notre âme à celle de Dieu lui-même.
Il faut noter que ce débat a sillonné non seulement la philosophie « chrétienne », mais aussi « musulmane » tel qu’on peut le constater dans la fameuse querelle  qui a opposé Averroès à Algazel. Et ce qui est remarquable, c’est que dans les deux cas le débat a eu lieu sous l’impulsion de la lecture d’Aristote qu’a livrée Avicenne à sa postérité. En vérité, il ne s’agit pas d’Aristote, mais surtout d’une synthèse entre ce dernier et Platon telle qu’elle se révèle dans des œuvres comme « la théologie d’Aristote » et « le livre des causes ». Se sont des œuvres que les historiens de la philosophie attribuent à des néoplatoniciens. Elles ont constitué le fond des débats qu’ont connus les deux philosophies et les deux cultures, chrétienne et musulmane.      
***La théorie de l’illumination nous révèle l’aspect Platonicien et Augustinien de la problématique que Saint Thomas n’avait pas cessé de combattre, chez Avicenne et chez des philosophes « chrétiens avicenniens », car elle réduit à néant l’autonomie de l’activité de l’âme. Il avait aussi combattu cette même tendance chez les « moutakalimin »المتكلمين de l’islam, surtout les « Acharites » الاشاعرةpuisqu’ ils dépouillent, à ses yeux, et l’homme et la nature de tout pouvoir d’agir indépendamment de la volonté divine. 


Kamal Elgotti : Khénifra le 09-07-2016




1-      Saint Thomas : Contre Averroès, Editions Flammarion, Paris, 1994.p. 169


2-      Ibid. P. 171

3-      Ibid. P. 173