Saint Thomas :
Critique d’Averroès
- Article 11
-
Saint Thomas a consacré le
cinquième et dernier chapitre de son livre, à la discussion de la thèse
averroïste qui niée la pluralité de l’intellect possible. Or, cette thèse est
la conséquence logique de celle, discutée auparavant, où les averroïstes
prétendent que l’intellect possible est un en tous les hommes. Pour cela, je me
bornerai dans ce dernier article à présenter les principaux arguments avancés
par eux en faveur d’une telle thèse, et leur réfutation par Saint Thomas.
Argument premier : si la
matière est le principe de la division d’une forme, alors cette forme ne peut
être que matérielle. Mais, puisque l’intellect est une substance séparée de la
matière, alors il ne peut être qu’un et indivisible. Et ainsi, il ne sera pas multiplié suite à la
multiplication des corps. Car, dans le cas contraire on va, selon les
averroïstes, enfreindre l’une des conceptions majeures de l’aristotélisme.
La réfutation de cet argument
par Saint Thomas se résume, à mon sens, en deux propositions : philosophiquement
parlant, il a déjà prouvé que l’intellect possible est une substance séparée de
la matière, mais inséparable de l’âme qui est la forme ou acte d’un corps
organisé. Alors, dit Saint Thomas : « La’ où il y a plusieurs corps
il y a plusieurs âmes, et la’ où il y a plusieurs âmes il y a plusieurs
puissances intellectuelles qui s’appellent intellect- et il n’en découle pas
pour autant que l’intellect soit une faculté matérielle… »(1). D’un
certain point de vue, que j’appelle physico-théologique, le fait qu’il y a
plusieurs intellects ne veut pas dire qu’il y a contradiction comme le suggèrent
les averroïstes. Car, puisque un corps grave pourrait, grâce à une cause
quelconque, se trouver en un lieu qui n’est pas son lieu naturel (être en haut
au lieu d’être en bas), rien n’empêche
qu’une cause surnaturelle intervienne de façon à rendre possible la
multiplication de l’intellect.
Argument deuxième : c’est
l’argument qui part de l’unité de l’intelligible pour soutenir l’unité de
l’intellect possible. En effet, les averroïstes se demandent si l’intelligible
qui existe à la fois en deux personnes est absolument le même ou s’il est deux en
nombre et un en espèce. Ainsi, dans le premier cas l’intellect ne pourra être qu’un,
dans le deuxième on tombera dans une sorte de progression à l’infini, ce qui
est inconcevable. Car, puisque ces deux intelligibles sont deux en nombre et un
en espèce, on peut, par abstraction, tirer d’eux un troisième intelligible, qui
une fois reçu il sera lui aussi deux en nombre et un en espèce, et ainsi
jusqu’à l’infini. Et c’est pourquoi les averroïstes sont, selon Saint Thomas,
amenés à dire : « Qui il est donc impossible que ce qui est pensé à
la fois en moi et en toi soit distinct en nombre ; par conséquent, il n’y
a qu’un seul pensé et un seul intellect numériquement identique en
tous. »(2)
L’aspect important dans la
réfutation du deuxième argument qu’expose Saint Thomas, se révèle dans sa
manière d’interpréter les textes d’Averroès. Il s’agit d’une confrontation
entre deux philosophies (bien sûr telle que le laisse entendre l’analyse
thomiste) : un platonisme « aberrant » ou
« inconséquent » représenté par Averroès, et un aristotélisme
représenté par Saint Thomas. Ce platonisme inconséquent se dévoile à travers le
sens et la nature de l’intelligible conçu par les averroïstes. Car quand ils
affirment que l’intelligible est une « unique espèce immatérielle existant
dans l’intellect »(3), ils ramènent la connaissance et la science à une
simple intellection qui vise une forme unique séparée. Et ainsi, ils expulsent
de leur entreprise toute science qui pourrait émaner du monde sensible. Mais,
une telle conception n’atteint même pas le niveau d’exactitude relative qui
caractérise la théorie de la connaissance de Platon. Ce dernier arrive, au moins, à garantir la
pluralité des intellects puisque tous participent « à la connaissance par
la forme séparée et unique d’une vérité unique »(4). À l’encontre de cette
théorie platonicienne, les averroïstes, eux, admettent « qu’il y a en tout
et pour tout un intellect, non seulement chez tous les hommes, mais dans
l’absolu. »(5). Et c’est pour cette raison qu’on a décrit leur platonisme comme étant « aberrant »
ou « inconséquent ».
En partant d’une perspective
plutôt aristotélicienne, Saint Thomas affirme que toutes nos connaissances
trouvent dans les choses sensibles leur point d’appui. Et c’est ainsi que
l’intelligible (ou le pensé) constitue la nature ou la quiddité même de la
chose, entendue comme chose singulière et réelle, tel par exemple ce livre-ci qui est
devant moi. « Si donc, dit Saint Thomas, le pensé n’était pas la nature
même de la pierre qui est dans les choses, mais l’espèce qui est dans
l’intellect, il s’ensuivrait que je ne penserais pas la chose qui est la
pierre, mais seulement l’intention qui est abstraite de la pierre. »(6)
Cependant, La nature de la pierre, pour
reprendre l’exemple de Saint Thomas, est en puissance. Pour devenir en acte, il
faut que les espèces que nous recevons des choses sensibles parviennent à
travers les sens jusqu’à l’imagination. Il faut, aussi, que les espèces intelligibles
qui sont contenues dans l’intellect possible puissent être abstraites grâce à
l’intervention de l’intellect agent. Et pourtant, ces espèces ne sont pas ce
que l’intellect possible pense, mais les espèces par lesquelles il pense (conception
qui reste, à mon sens, proche de la fonction que jouent les catégories
Kantiennes dans l’élaboration de la science).
Ainsi, la connaissance
humaine, telle qu’elle est représentée par la théorie de la connaissance
thomiste, est un processus actif où interviennent le monde sensible, l’imagination, l’intellect possible et l’intellect agent. Alors que dans le cadre de
la théorie de la connaissance d’Averroès on est devant un processus plutôt
passif, où l’intellect possible « prépare » nos âmes, et nous rend ainsi
capable de recevoir l’action de l’intellect agent séparé.
En outre, Saint Thomas
considère que l’action de penser est une opération immanente au pensant, ce
n’est pas une action qui vient s’ajouter à lui de l’extérieur, comme le cas du
feu qui allume un objet hors de lui. Ainsi, le pensant pense par l’intermédiaire des espèces qui
sont abstraites des principes individuels. Et c’est pourquoi ces espèces ne
représentent pas les particularités individuelles des choses, mais seulement
leur nature universelle. « C’est de cette manière, dit Saint Thomas, que
l’intellect pense la nature universelle par abstraction des principes
individuels.
Il y a donc quelque chose d’un
qui est pensé à la fois par moi et par toi, mais il est pensé chez moi par l’intermédiaire
d’une chose et chez toi par l’intermédiaire d’une autre, c’est-à-dire par une
autre espèce intelligible ; et mon penser est une chose et ton penser en
est une autre ; et mon intellect est une chose et ton intellect en est une
autre. »(7) Quand je vois, à titre d’exemple, un livre de couleur rouge,
et que tu vois une chaise également de couleur rouge, alors il y a quelque
chose d’un pensé par nous deux : la rougeur. Mais moi j’y pense par
l’intermédiaire du livre, et toi par l’intermédiaire de la chaise, et c’est
ainsi qu’on peut tous les deux penser à quelque chose d’un, sans que cela
n’enfreint à la pluralité de nos « penser » ni à celle de nos
« intellects ».
Argument troisième : en
partant de leur propre interprétation d’Aristote, les averroïstes admettent l’existence de substances séparées liées à une
fin bien déterminée : faire mouvoir les corps célestes. Donc, si nous
supposons aussi qu’il y a plusieurs intellects humains, alors après la
destruction des corps, l’existence des susdits intellects sera superflue,
c’est- à-dire contingente et inutile.
Texte d’Aristote en mains,
Saint Thomas, lui, réplique que même si le « Stagirite » évoque le
caractère superflu qu’aura des substances séparées ou cas où elles ne mouvaient
pas de corps, ceci ne nous autorise pas pour autant, d’en conclure qu’Aristote
réduit leur existence à cette seule fin. Autrement dit, rien n’empêche, dans la
perspective aristotélicienne, à ce qu’il y est des substances séparées qui ne
meuvent pas de corps. Alors, dit Saint Thomas : « C’est pourquoi
Aristote ne soutient pas non plus que les substances séparées seraient
superflues si elles ne mouvaient pas de corps, mais que « toute substance
impassible ayant atteint par soi un bien optimum doit être estimée comme une
fin. » »(8)
Ainsi, s’agissant de l’âme
humaine, Saint Thomas confirme que sa fin ne peut-être réduite au simple fait
de faire mouvoir un corps. Sa félicité sublime réside plutôt dans le penser
dont parle Aristote dans son Ethique.
Argument quatrième : dire
d’une part, selon les averroïstes, que chaque homme a son propre intellect,
c’est dire qu’après la mort il y aura
une infinité d’âmes et d’intellects en actes, propos qui contredit ouvertement
la thèse d’Aristote qui niée la possibilité d’un infini en acte.(voir à ce
sujet la physique d’Aristote).
Et puisque, d’autre part, les
âmes sont indestructibles, il s’ensuit qu’elles existaient depuis l’éternité,
et si elles sont ainsi, alors le monde est éternel, ce qui contredit le dogme
de la création.
Pour réfuter ces arguments avancés par les averroïstes,
Saint Thomas a eu recoure cette fois-ci non seulement à l’autorité d’Aristote,
mais à celle aussi d’Algazel الغزالي, d’Avicenne ابن سينا et de certains
philosophes Grecs de renommés. En effet, Algazel postule l’existence d’un
infini non pas selon l’ordre, comme dans une suite arithmétique, mais un infini
conforme aux mouvements circulaires des cieux, mouvements où on ne peut distinguer ni commencement ni fin. Par
conséquent, les âmes sont, selon Algazel, infinies en nombre, et elles sont
simultanément, sans qu’il ait entre elles un ordre quelconque. « Car, dit
Algazel, l’antérieur et le postérieur ne désignent pas en elles une relation de
nature, sinon quant au temps de leur création. Et dans leurs essences, en tant
qu’elles sont des essences, il n y a non plus aucune sorte de relation d’ordre,
puisque elles sont égales en être, au contraire des espaces et des corps, de la
cause et du causé. »(9)
En plus de la
réfutation, disant métaphysique, adressée par Algazel aux averroïstes, Saint
Thomas évoque celle éthique d’Avicenne, surtout quand ce dernier dit :
« La prudence, la bêtise, l’opinion et autres choses semblables ne sont
que dans l’essence de l’âme. Donc l’âme n’est pas numériquement une, mais multiple,
et c’est son espèce qui est une. »(10)
En outre, les
Grecs, eux, ne font pas, selon Saint Thomas, exception. Ainsi, Themistius
n’hésite pas à soutenir que les deux intellects, possible et agent, sont
multiples. Et il reste vrai que c’est l’intellect agent qui « éclaire »
l’intellect possible, mais le principe de l’illumination est soit Dieu, comme
chez les catholiques, soit la dernière Intelligence, celle de la dernière
sphère, comme chez Avicenne. Cette thèse, contrairement à l’interprétation
d’Averroès, est adoptée non pas seulement par Aristote, mais aussi par Platon,
Théophraste et Themistius. Et c’est ainsi que Saint Thomas arrive à confirmer,
contre Averroès et les Averroïstes latins, sa thèse qui concerne :
1- La séparabilité
de l’intellect possible et agent du corps et non pas de l’âme.
2-La multiplicité
d’intellects.
KAMAL ELGOTTI : 24-07-2016
KHENIFRA