«Le
hasard et la nécessité » de Jacques Monod
Approche
critique
-1-
I- Méthode et problématique:
Au cours de leur histoire, les hommes ont toujours
constaté que certains êtres possèdent des caractéristiques qui les différencies
des autres : ils naissent, croissent et périssent. Et c’est à partir de
ces caractéristiques qu’ils ont établie le partage entre l’animé et l’inanimé.
Néanmoins, ce partage était loin d’être évident, puisque il existait tout au
long d’une telle histoire, des civilisations qui attribuaient aux êtres
inanimés certaines particularités qui
les rendaient semblable à ceux animés. Nombre de chercheurs donnaient à cette
tendance le nom : d’animisme. Dés lors, des philosophes, des théologiens
et des savants se sont posé la question suivante : qu’elle est la nature
du principe « dissimulé » au fond des êtres animés ? Plus précisément, qu’est ce que la vie ?
C’est dans ce contexte que nous voulons exposer devant
vous le « problème de la vie » tel qu’il a été abordé par des
biologistes de renommés, sans pour autant prétendre en épuiser l’étendu. De ce
fait, notre méthode de recherche sera analytique et critique. Une telle méthode
aura pour objet de réflexion le livre de Jacques Monod intitulé « le hasard
et la nécessité », livre qui a suscité, autant par le choix méthodologie
de son auteur que par ses thèses, une
vive polémique de nature non seulement philosophique et épistémologique, mais
aussi idéologique. Elle est certes
philosophique, par la critique adressée par Monod aux courants
vitalistes et animistes. Épistémologique, par sa discussion de problèmes liés à
la nature de l’objet biologique et la démarche méthodologique appropriée pour l’étudier. Et enfin, une polémique à caractère
idéologique, non moins hasardeuse
d’ailleurs, vue le rôle que Monod attribue à ce qu’il appelle « l’éthique
de la connaissance » dans la détermination
des choix de la société ; et celui qu’il attribue à la
« noosphère » pour expliquer l’apparition de la société, la culture
et l’histoire. Et c’est en partant de la
« biosphère », prise comme sorte « d’apriori kantien » à caractère
biologique, que Monod élabore une telle explication. Ainsi, nous essayerons d’élucider certaines questions posées par la biologie moderne, ainsi que ses
conséquences philosophico-épistémologiques en prenant pour fil conducteur la problématique suivante :
Quelles sont les principales thèses, philosophiques et
épistémologiques, défendues par Jacques Monod ? Dans quel sens peut-on y déceler une tendance
mécaniste et de fait positiviste ? Et jusqu’à quelle mesure, une telle
tendance, peut-elle s’accorder avec la spécificité de l’objet d’étude, à savoir
l’être vivant ?
II-
Philosophie de la
biologie chez Monod : thèses.
Tout d’abord, nous allons exposer les principales thèses
de la philosophie de la biologie de Monod en respectant l’ordre adopté par
l’auteur même, et ceci afin de dévoiler la logique interne de leur
constitution.
1- Postulat
d’objectivité de la nature et caractéristiques des êtres vivants
« La nature, dit Monod, est objective et non
projective. » (1) C’est avec ce « postulat de base » que Monod débute
son œuvre. Mais, à voir plus loin, selon mon sens au moins, il s’agit non pas
seulement d’un simple choix épistémologique, il s’agit tout au plus d’une prise
de position philosophique, et même métaphysique. Dire que la nature est
objective et non pas projective, c’est accentuer encore le désenchantement du monde à la manière
wébérienne. Autrement dit, dans la nature, et la rigueur de la démarche
scientifique l’exige, il n’y a point de finalité. Pour éclaircir cet aspect
objectif de la nature, Monod s’est livré
à une expérience de pensée. Il s’agit, en général, de faire une comparaison entre des objets
matériels et des êtres vivants afin d’en déduire les caractéristiques
inhérentes à ces derniers. Ces caractéristiques sont selon lui :
a-
La morphogénétique :
qui veut dire que les structures de l’être vivant ne sont pas le résultat de
forces extérieures, mais plutôt d’interactions morphogénétiques
intérieures.
b-
L’invariance :
c’est une caractéristique propre aux êtres vivants, et qui les rendent apte à
reproduire et transmettre invariablement, d’une génération à une autre, la même
information correspondant à leur propre structure.
c-
La téléonomie ou le
projet téléonomique essentiel, dit Monod : « est la transmission,
d’une génération à l’autre, du contenu d’invariance caractéristique de
l’espèce. Toutes les structures, toutes les performances, toutes les activités
qui contribuent au succès du projet essentiel seront donc dites ‘
téléonomiques’. » (2) Cependant, il faut noter que chez Monod l’idée d’un
projet ne suggère nullement l’existence d’une finalité ou d’un programme qui
aurait préexisté avant l’être vivant, c’est-à-dire une finalité qui aurait été conçue « consciemment »
de dehors, tout le « jeux » est mené de l’intérieur sans une
quelconque intervention d’agents « extérieur ».
En effet, les propriétés les plus étranges qui
caractérisent les êtres vivants sont, selon Monod, l’invariance et la
téléonomie. Elles sont étranges car à première vue il semble bien qu’elles
violent l’un des principes fondamentaux de la physique, c’est-à-dire le
deuxième principe de la thermodynamique. « Ce principe, dit Monod, impose
en effet que tout système macroscopique ne puisse évoluer que dans le sens de
la dégradation de l’ordre qui le caractérise. »(3) Ceci est vrai, mais à
une seule condition : si on considère ce système comme étant
énergétiquement isolé. En effet, la question que se pose Monod est de savoir si
la conservation et la multiplication invariante de telles structures est
également compatible avec ce principe ? Ne sommes-nous pas là devant une
propriété paradoxale, comme l’atteste bien l’invariance ? Sa réponse est
donc non, elles ne violent pas les principes de la thermodynamique, mais
« elles se content de ne pas leur obéir ; elles les
utilisent… » ; c’est d’ailleurs comme toute cellule qui tend à réaliser un
« projet », celui de devenir deux cellules, sans pour autant
transgresser les principes de la physique. De fait, dit Monod : « Il
n’y a cependant aucun paradoxe physique dans la reproduction invariante de ces
structures : le prix thermodynamique de l’invariance est payé, au plus
juste, grâce à la perfection de l’appareil téléonomique qui, avare de calories,
atteint dans sa tâche infiniment complexe un rendement rarement égalé par les
machines humaines. Cet appareil est entièrement logique, merveilleusement
rationnel, parfaitement adapté à son projet : conserver et reproduire la
norme structurale. Et cela, non pas en transgressant, mais en exploitant les
lois physiques au bénéfice exclusif de son idiosyncrasie personnelle. »(5)
De quoi s’agit-il au juste s’il ne s’agit donc pas d’un
paradoxe physique? Sans trop tarder, Monod répond qu’on est particulièrement
devant « une flagrante contradiction épistémologique. »(6) Certes, il
n’existe aucune expérience qui serait en mesure de réfuter l’existence d’un
« projet » dans la nature, mais soutenir l’idée d’un tel
« projet » c’est sortir du même coup du domaine de la science tel
qu’elle a été élaborée par Galilée et Descartes. Et c’est au postulat de
l’objectivité de la nature que Monod s’attache pour, au moins, « suspendre »
la conception aristotélicienne d’une « finalité » qui serait
inhérente aux phénomènes naturels. Cependant, dit Monod : « L’objectivité…
nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à
admettre que, dans leurs structures et performances, ils réalisent et
poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction
épistémologique profonde. »(7) Cette contradiction est de fait le problème
centrale auquel est confronté la biologie. La tâche que se propose Monod donc est de la résoudre si elle n’est
qu’apparente, ou bien de la considérer comme étant absolument insoluble.
2- Critique
des courants vitalistes et animistes.
Qu’on
prend une position religieuse, philosophique ou scientifique, on est aussitôt
confronté à l’hypothèse de la priorité, causale et temporelle, des deux
propriétés fondamentales des êtres vivants, à savoir l’invariance et la téléonomie.
La position de Monod, c’est-à-dire son postulat d’objectivité de la nature, ne
laisse planer aucun doute quant à l’hypothèse qu’il adopte. Autrement dit,
Monod soutienne fermement que l’invariance précède la téléonomie. Ainsi, bien
qu’il n’avait aucune connaissance des mécanismes chimiques responsable de
l’invariance reproductive, ni des perturbations qui affectent ces mécanismes,
le génie de Darwin, selon Monod, ne cesse pour autant d’affirmer son succès
grâce à sa théorie sélective de l’évolution. La raison en est que
« Jusqu’à présent la théorie sélective est la seule à avoir été proposée
qui, faisant de la téléonomie une propriété secondaire, dérivée de l’invariance
considérée comme seule primitive, soit compatible avec le postulat de
l’objectivité. »(8) En effet, si la biologie moderne a eu sa place parmi
les autres sciences de la nature, c’est grâce à la théorie de l’évolution qu’elle
l’a acquise puisque c’est cette théorie qui lui assure sa cohérence
épistémologique, et la fait accéder au statut d’une science. Face à cette
hypothèse qui affirme la priorité de l’invariance sur la téléonomie, la seule
qui soit aux yeux de Monod en conformité avec le postulat de l’objectivité, se
dressent d’autres conceptions de nature religieuse et philosophique qui
postulent une hypothèse contraire : « à savoir, dit-il, que
l’invariance est protégée, l’ontogénie guidée, l’évolution orientée par un
principe téléonomique initial, dont tous ces phénomènes (liés aux êtres
vivants) seraient des manifestations. »(9) Ces conceptions sont
divisées par Monod en deux
théories : les premières, qu’il appela théories
« vitalistes », admettent l’existence d’un principe téléonomique
« restreint », car elles postulent que ce principe agit au sein de la
« biosphère », c’est-à-dire au sein des êtres vivants, et mettent une
ligne de démarcation ferme entre les êtres vivants et le monde inanimé. Les deuxièmes,
qu’il nomma « animistes », admettent elles aussi l’existence d’un
principe téléonomique, mais « universel » car il opère au niveau de
la matière vivante et non-vivante. Ces dernières théories, dit Monod :
« voient dans les êtres vivants les produits les plus élaborés, les plus
parfaits, d’une évolution universellement orientée qui a abouti, parce qu’elle devait
y aboutir, à l’homme et à l’humanité. »(10)
a- Les
théories vitalistes.
Ces
théories sont répartis en deux groupes : il y a d’abord un
« vitalisme métaphysique » qui n’est pas finaliste, et qu’on retrouve
surtout chez « Henri Bergson », et à propos de qui nous dit Monod : « Contrairement
à presque tous les autres vitalismes et animismes, celui de Bergson n’est pas
finaliste. Il refuse d’enfermer la spontanéité essentielle de la vie dans une
détermination quelconque. L’évolution, qui s’identifie à l’élan vital lui-même,
ne peut donc avoir ni causes finales, ni causes efficientes. L’homme est le
stade suprême auquel l’évolution soit parvenue, mais sans l’avoir cherché ou
prévu. Il est plutôt la manifestation et la preuve de la totale liberté de
l’élan créateur. »(11)
Ensuite, il y a ce que Monod appelle le
« vitalisme scientiste », et qu’on retrouve représenté par des
biologistes et des physiciens comme Elsasser et Polayni. Selon Elsasser,
l’invariance et la téléonomie ne violent sûrement pas les lois de la physique,
mais elles ne peuvent être expliquées par des forces physiques et des
interactions chimiques. C’est pourquoi : « Il est…indispensable
d’admettre que des principes, qui viendraient s’ajouter à ceux de la
physique, opèrent dans la matière vivante mais non dans les systèmes non
vivants où, par conséquent, ces principes électivement vitaux ne pouvaient pas
être découverts. Ce sont ces principes(ou lois biotoniques, pour employer la
terminologie d’Elsasser) qu’il s’agit d’élucider. »(12)
b- les
théories animistes.
Ce qui
caractérise ces théories selon Monod, en comparaison avec celles vitalistes, « consiste
en une projection dans la nature inanimée de la conscience qu’à l’homme du fonctionnement
intensément téléonomique de son propre système nerveux central. »(13) Les
adeptes d’une telle hypothèse estiment qu’il est possible, et même nécessaire,
d’expliquer les phénomènes de la nature par le recours aux mêmes lois qui
gouvernent l’activité humaine subjective, consciente et projective. Monod y inclus ce qu’il appelle le
« progressisme scientiste » tel qu’il se révèle dans le positivisme
de « Spencer », et même dans le matérialisme dialectique de « Marx »
et « Engels ». En effet, le marxisme demeure caractéristique chez
Monod car il représente profondément cette tendance animiste dans la mesure où
« voulant fonder sur les lois de la nature elle-même l’édifice de leurs
doctrines sociales, Marx et Engels ont eu recours, eux aussi, mais bien plus
clairement et délibérément que Spencer, à la ‘projection animiste’.
Il me
semble en effet impossible d’interpréter autrement la fameuse ‘inversion’ par
laquelle Marx substitue le matérialisme dialectique à la dialectique idéaliste
de Hegel. »(13)
En somme,
ce qu’il faut noter est que toutes ces théories postulent qu’il y a un principe
finaliste comme moteur de l’évolution, principe qui opère soit seulement au
niveau de la « biosphère », soit au contraire au niveau de l’univers
tout entier. Cependant, il demeure vrai que pour Monod toutes ces théories sont
fausses, elles le sont non seulement pour des raisons méthodologiques, puisque
elles violent le postulat d’objectivité, mais aussi pour des raisons expérimentales
qu’on abordera ultérieurement. L’origine de ces erreurs est à chercher, selon
lui, dans « l’illusion anthropocentriste », que même des découvertes
aussi intéressantes comme l’héliocentrisme et le principe d’inertie n’ont pas
pu la dissiper. Tout au plus, au lieu de mettre fin à une telle illusion, la
théorie de l’évolution l’avait accentuée en lui donnant une nouvelle interprétation.
Ainsi, l’homme est devenu non pas seulement un centre, mais aussi l’héritier
légitime de l’univers tout entier. A’ peine donc qu’on a fêté la « mort de
dieu » qu’un autre réapparaît, mais cette fois-ci c’est l’homme qui
reprend sa place grâce à cette grande et subversive illusion. De fait, Monod considère que ceux qui
prétendent élaborer une théorie holiste capable d’expliquer tout l’univers, et
même prévoir sa « destinée » futur- comme ce fut le cas de
« Laplace », et après lui la science et la philosophie matérialiste
du 19 siècle- doivent abandonner ce projet, car toutes les prévisions ne peuvent
être que statistique. Et à l’encontre de telles positions, Monod essayera de
défendre la thèse selon laquelle : « …la biosphère ne contient pas
une classe prévisible d’objet ou de phénomènes, mais constitue un événement
particulier, compatible certes avec les premiers principes, mais non déductible
de ces principes. Donc essentiellement imprévisible. »(14)
KAMAL
ELGOTTI : KHENIFRA LE 17-06-2017