dimanche 18 juin 2017



 «Le  hasard et la nécessité » de Jacques Monod
Approche critique
-1-

I-  Méthode et problématique:
Au cours de leur histoire, les hommes ont toujours constaté que certains êtres possèdent des caractéristiques qui les différencies des autres : ils naissent, croissent et périssent. Et c’est à partir de ces caractéristiques qu’ils ont établie le partage entre l’animé et l’inanimé. Néanmoins, ce partage était loin d’être évident, puisque il existait tout au long d’une telle histoire, des civilisations qui attribuaient aux êtres inanimés  certaines particularités qui les rendaient semblable à ceux animés.   Nombre de chercheurs donnaient à cette tendance le nom : d’animisme. Dés lors, des philosophes, des théologiens et des savants se sont posé la question suivante : qu’elle est la nature du principe « dissimulé » au fond des êtres animés ?  Plus précisément, qu’est ce que la vie ?
C’est dans ce contexte que nous voulons exposer devant vous le « problème de la vie » tel qu’il a été abordé par des biologistes de renommés, sans pour autant prétendre en épuiser l’étendu. De ce fait, notre méthode de recherche sera analytique et critique. Une telle méthode aura pour objet de réflexion le livre de Jacques Monod intitulé « le hasard et la nécessité », livre qui a suscité, autant par le choix méthodologie de son auteur que par ses thèses,  une vive polémique de nature non seulement philosophique et épistémologique, mais aussi idéologique. Elle est certes  philosophique, par la critique adressée par Monod aux courants vitalistes et animistes. Épistémologique, par sa discussion de problèmes liés à la nature de l’objet biologique et la démarche méthodologique appropriée  pour l’étudier.  Et enfin, une polémique à caractère idéologique,  non moins hasardeuse d’ailleurs, vue le rôle que Monod attribue à ce qu’il appelle « l’éthique de la connaissance » dans la détermination  des choix de la société ; et celui qu’il attribue à la « noosphère » pour expliquer l’apparition de la société, la culture et l’histoire. Et c’est en partant de la  « biosphère », prise comme sorte  « d’apriori kantien » à caractère biologique, que Monod élabore une telle explication.  Ainsi, nous essayerons d’élucider certaines  questions posées par  la biologie moderne, ainsi que ses conséquences philosophico-épistémologiques en prenant pour fil conducteur  la problématique suivante :  
Quelles sont les principales thèses, philosophiques et épistémologiques, défendues par Jacques Monod ?   Dans quel sens peut-on y déceler une tendance mécaniste et de fait positiviste ? Et jusqu’à quelle mesure, une telle tendance, peut-elle s’accorder avec la spécificité de l’objet d’étude, à savoir l’être vivant ? 
II- Philosophie de la biologie chez Monod : thèses.  
Tout d’abord, nous allons exposer les principales thèses de la philosophie de la biologie de Monod en respectant l’ordre adopté par l’auteur même, et ceci afin de dévoiler la logique interne de leur constitution.   
1- Postulat d’objectivité de la nature et caractéristiques des êtres vivants
« La nature, dit Monod, est objective et non projective. » (1) C’est avec ce « postulat de base » que Monod débute son œuvre. Mais, à voir plus loin, selon mon sens au moins, il s’agit non pas seulement d’un simple choix épistémologique, il s’agit tout au plus d’une prise de position philosophique, et même métaphysique. Dire que la nature est objective et non pas projective, c’est accentuer encore  le désenchantement du monde à la manière wébérienne. Autrement dit, dans la nature, et la rigueur de la démarche scientifique l’exige, il n’y a point de finalité. Pour éclaircir cet aspect objectif de la nature, Monod  s’est livré à une expérience de pensée. Il s’agit, en général,  de faire une comparaison entre des objets matériels et des êtres vivants afin d’en déduire les caractéristiques inhérentes à ces derniers. Ces caractéristiques sont selon lui :
a-      La morphogénétique : qui veut dire que les structures de l’être vivant ne sont pas le résultat de forces extérieures, mais plutôt d’interactions morphogénétiques intérieures.  
b-      L’invariance : c’est une caractéristique propre aux êtres vivants, et qui les rendent apte à reproduire et transmettre invariablement, d’une génération à une autre, la même information correspondant à leur propre structure.
c-       La téléonomie ou le projet téléonomique essentiel, dit Monod : « est la transmission, d’une génération à l’autre, du contenu d’invariance caractéristique de l’espèce. Toutes les structures, toutes les performances, toutes les activités qui contribuent au succès du projet essentiel seront donc dites ‘ téléonomiques’. » (2) Cependant, il faut noter que chez Monod l’idée d’un projet ne suggère nullement l’existence d’une finalité ou d’un programme qui aurait préexisté avant l’être vivant, c’est-à-dire une finalité qui  aurait été conçue « consciemment » de dehors, tout le « jeux » est mené de l’intérieur sans une quelconque intervention d’agents « extérieur ». 
En effet, les propriétés les plus étranges qui caractérisent les êtres vivants sont, selon Monod, l’invariance et la téléonomie. Elles sont étranges car à première vue il semble bien qu’elles violent l’un des principes fondamentaux de la physique, c’est-à-dire le deuxième principe de la thermodynamique. « Ce principe, dit Monod, impose en effet que tout système macroscopique ne puisse évoluer que dans le sens de la dégradation de l’ordre qui le caractérise. »(3) Ceci est vrai, mais à une seule condition : si on considère ce système comme étant énergétiquement isolé. En effet, la question que se pose Monod est de savoir si la conservation et la multiplication invariante de telles structures est également compatible avec ce principe ? Ne sommes-nous pas là devant une propriété paradoxale, comme l’atteste bien l’invariance ? Sa réponse est donc non, elles ne violent pas les principes de la thermodynamique, mais « elles se content de ne pas leur obéir ; elles les utilisent… » ; c’est d’ailleurs comme  toute cellule qui tend à réaliser un « projet », celui de devenir deux cellules, sans pour autant transgresser les principes de la physique. De fait, dit Monod : « Il n’y a cependant aucun paradoxe physique dans la reproduction invariante de ces structures : le prix thermodynamique de l’invariance est payé, au plus juste, grâce à la perfection de l’appareil téléonomique qui, avare de calories, atteint dans sa tâche infiniment complexe un rendement rarement égalé par les machines humaines. Cet appareil est entièrement logique, merveilleusement rationnel, parfaitement adapté à son projet : conserver et reproduire la norme structurale. Et cela, non pas en transgressant, mais en exploitant les lois physiques au bénéfice exclusif de son idiosyncrasie personnelle. »(5)
De quoi s’agit-il au juste s’il ne s’agit donc pas d’un paradoxe physique? Sans trop tarder, Monod répond qu’on est particulièrement devant « une flagrante contradiction épistémologique. »(6) Certes, il n’existe aucune expérience qui serait en mesure de réfuter l’existence d’un « projet » dans la nature, mais soutenir l’idée d’un tel « projet » c’est sortir du même coup du domaine de la science tel qu’elle a été élaborée par Galilée et Descartes. Et c’est au postulat de l’objectivité de la nature que Monod s’attache pour, au moins, « suspendre » la conception aristotélicienne d’une « finalité » qui serait inhérente aux phénomènes naturels. Cependant, dit Monod : « L’objectivité… nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. »(7) Cette contradiction est de fait le problème centrale auquel est confronté la biologie. La tâche que se propose  Monod donc est de la résoudre si elle n’est qu’apparente, ou bien de la considérer comme étant absolument insoluble.
2- Critique des courants vitalistes et animistes.
Qu’on prend une position religieuse, philosophique ou scientifique, on est aussitôt confronté à l’hypothèse de la priorité, causale et temporelle, des deux propriétés fondamentales des êtres vivants, à savoir l’invariance et la téléonomie. La position de Monod, c’est-à-dire son postulat d’objectivité de la nature, ne laisse planer aucun doute quant à l’hypothèse qu’il adopte. Autrement dit, Monod soutienne fermement que l’invariance précède la téléonomie. Ainsi, bien qu’il n’avait aucune connaissance des mécanismes chimiques responsable de l’invariance reproductive, ni des perturbations qui affectent ces mécanismes, le génie de Darwin, selon Monod, ne cesse pour autant d’affirmer son succès grâce à sa théorie sélective de l’évolution. La raison en est que « Jusqu’à présent la théorie sélective est la seule à avoir été proposée qui, faisant de la téléonomie une propriété secondaire, dérivée de l’invariance considérée comme seule primitive, soit compatible avec le postulat de l’objectivité. »(8) En effet, si la biologie moderne a eu sa place parmi les autres sciences de la nature, c’est grâce à la théorie de l’évolution qu’elle l’a acquise puisque c’est cette théorie qui lui assure sa cohérence épistémologique, et la fait accéder au statut d’une science. Face à cette hypothèse qui affirme la priorité de l’invariance sur la téléonomie, la seule qui soit aux yeux de Monod en conformité avec le postulat de l’objectivité, se dressent d’autres conceptions de nature religieuse et philosophique qui postulent une hypothèse contraire : « à savoir, dit-il, que l’invariance est protégée, l’ontogénie guidée, l’évolution orientée par un principe téléonomique initial, dont tous ces phénomènes (liés aux êtres vivants) seraient des manifestations. »(9) Ces conceptions sont divisées par Monod en deux  théories : les premières, qu’il appela théories « vitalistes », admettent l’existence d’un principe téléonomique « restreint », car elles postulent que ce principe agit au sein de la « biosphère », c’est-à-dire au sein des êtres vivants, et mettent une ligne de démarcation ferme entre les êtres vivants et le monde inanimé. Les deuxièmes, qu’il nomma « animistes », admettent elles aussi l’existence d’un principe téléonomique, mais « universel » car il opère au niveau de la matière vivante et non-vivante. Ces dernières théories, dit Monod : «  voient dans les êtres vivants les produits les plus élaborés, les plus parfaits, d’une évolution universellement orientée qui a abouti, parce qu’elle devait y aboutir, à l’homme et à l’humanité. »(10)   
a- Les théories vitalistes.
Ces théories sont répartis en deux groupes : il y a d’abord un « vitalisme métaphysique » qui n’est pas finaliste, et qu’on retrouve surtout chez « Henri Bergson », et à propos de qui nous dit Monod : « Contrairement à presque tous les autres vitalismes et animismes, celui de Bergson n’est pas finaliste. Il refuse d’enfermer la spontanéité essentielle de la vie dans une détermination quelconque. L’évolution, qui s’identifie à l’élan vital lui-même, ne peut donc avoir ni causes finales, ni causes efficientes. L’homme est le stade suprême auquel l’évolution soit parvenue, mais sans l’avoir cherché ou prévu. Il est plutôt la manifestation et la preuve de la totale liberté de l’élan créateur. »(11)
 Ensuite, il y a ce que Monod appelle le « vitalisme scientiste », et qu’on retrouve représenté par des biologistes et des physiciens comme Elsasser et Polayni. Selon Elsasser, l’invariance et la téléonomie ne violent sûrement pas les lois de la physique, mais elles ne peuvent être expliquées par des forces physiques et des interactions chimiques. C’est pourquoi : « Il est…indispensable d’admettre que des principes, qui viendraient s’ajouter à ceux de la physique, opèrent dans la matière vivante mais non dans les systèmes non vivants où, par conséquent, ces principes électivement vitaux ne pouvaient pas être découverts. Ce sont ces principes(ou lois biotoniques, pour employer la terminologie d’Elsasser) qu’il s’agit d’élucider. »(12)
b- les théories animistes.
Ce qui caractérise ces théories selon Monod, en comparaison avec celles vitalistes, « consiste en une projection dans la nature inanimée de la conscience qu’à l’homme du fonctionnement intensément téléonomique de son propre système nerveux central. »(13) Les adeptes d’une telle hypothèse estiment qu’il est possible, et même nécessaire, d’expliquer les phénomènes de la nature par le recours aux mêmes lois qui gouvernent l’activité humaine subjective, consciente et projective.  Monod y inclus ce qu’il appelle le « progressisme scientiste » tel qu’il se révèle dans le positivisme de « Spencer », et même dans le matérialisme dialectique de « Marx » et « Engels ». En effet, le marxisme demeure caractéristique chez Monod car il représente profondément cette tendance animiste dans la mesure où « voulant fonder sur les lois de la nature elle-même l’édifice de leurs doctrines sociales, Marx et Engels ont eu recours, eux aussi, mais bien plus clairement et délibérément que Spencer, à la ‘projection animiste’.
Il me semble en effet impossible d’interpréter autrement la fameuse ‘inversion’ par laquelle Marx substitue le matérialisme dialectique à la dialectique idéaliste de Hegel. »(13)
En somme, ce qu’il faut noter est que toutes ces théories postulent qu’il y a un principe finaliste comme moteur de l’évolution, principe qui opère soit seulement au niveau de la « biosphère », soit au contraire au niveau de l’univers tout entier. Cependant, il demeure vrai que pour Monod toutes ces théories sont fausses, elles le sont non seulement pour des raisons méthodologiques, puisque elles violent le postulat d’objectivité, mais aussi pour des raisons expérimentales qu’on abordera ultérieurement. L’origine de ces erreurs est à chercher, selon lui, dans « l’illusion anthropocentriste », que même des découvertes aussi intéressantes comme l’héliocentrisme et le principe d’inertie n’ont pas pu la dissiper. Tout au plus, au lieu de mettre fin à une telle illusion, la théorie de l’évolution l’avait accentuée en lui donnant une nouvelle interprétation. Ainsi, l’homme est devenu non pas seulement un centre, mais aussi l’héritier légitime de l’univers tout entier. A’ peine donc qu’on a fêté la « mort de dieu » qu’un autre réapparaît, mais cette fois-ci c’est l’homme qui reprend sa place grâce à cette grande et subversive illusion.  De fait, Monod considère que ceux qui prétendent élaborer une théorie holiste capable d’expliquer tout l’univers, et même prévoir sa « destinée » futur- comme ce fut le cas de « Laplace », et après lui la science et la philosophie matérialiste du 19 siècle- doivent abandonner ce projet, car toutes les prévisions ne peuvent être que statistique. Et à l’encontre de telles positions, Monod essayera de défendre la thèse selon laquelle : « …la biosphère ne contient pas une classe prévisible d’objet ou de phénomènes, mais constitue un événement particulier, compatible certes avec les premiers principes, mais non déductible de ces principes. Donc essentiellement imprévisible. »(14)  

KAMAL ELGOTTI : KHENIFRA LE 17-06-2017


1- Monod Jacques : Le hasard et la nécessité, Editions du seuil, 1970, p 19 Page 1




2- Ibid. p. 30
3- Ibid. p. 35
4- Ibid. p. 36
5- Ibid. p. 37
6- Ibid. p. 37
7- Ibid. p. 38
8- Ibid. p. 42
9- Ibid. p. 42
10- Ibid. p. 43
11- Ibid. p. 44
12- Ibid. p. 46
13- Ibid. p. 52
14- Ibid. p. 62