dimanche 5 novembre 2017





« Galilée l’averroïste ! »

I- Introduction : Méthode et problématique.

Avec un titre aussi provocateur je crains d’être mal reçu  par un bon nombre d’historiens d’idées scientifiques et philosophiques. J’avoue qu’en l’absence d’une documentation sur le sujet de mon article, je ne peux qu’adhérer à toute approche critique qui pourrait réfuter mon hypothèse de base.                                               
Est-t-il donc légitime de parler d’un Galilée averroïste ?!  L’adjectif, averroïste, avait certes une connotation péjorative, et ceci depuis Saint Thomas d’Aquin, en passant par la condamnation de 1277,  jusqu’à Kant et même après (je songe à Ernest Renan et son averroïsme). Mais, laissons d’abord de côté la question de savoir si Ibn Rushd, le philosophe de Cordoue, était lui-même un averroïste, et essayons de relater le bien fondé de mon hypothèse. Celle-ci peut-être exposée de la manière suivante : Galilée aurait vraisemblablement eu connaissance de l’œuvre d’Ibn Rushd, si ce n’était d’une manière directe, il l’aurait au moins connu indirectement.  Deux textes consacrés par le médiéviste Alain de Libera, en guise d’introduction au « Discours décisif », pouvaient apparemment m’être utiles pour vérifier cette hypothèse. Dans le premier, il dit : « Entre 1168 et 1198, Ibn Rushd commentera sous diverses formes littéraires (grands commentaires, commentaires moyens, résumés) la quasi-totalité de l’œuvre d’Aristote, à une époque où les Chrétiens d’Occident commençaient à peine à se familiariser avec elle. Traduits en latin au début du XIII siècle, ses commentaires sur la physique, le De Caelo, le De Anima et la Métaphysique régneront sur les universités européennes jusqu’à la fin du XVI siècle. De 1230 à 1600, c’est Ibn Rushd qui, au côté d’Aristote, incarnera la rationalité philosophique dans l’occident chrétien. D’où son formidable succès littéraire, puissamment relayé par l’imprimerie vénitienne. »(1) Si l’œuvre d’Ibn Rushd avait donc régnée tout au long de ces siècles, et ce jusqu’à 1600, et si c’était l’imprimerie vénitienne qui l’avait relayée, n’a-t-on pas, dans ce cas, le droit de maintenir l’hypothèse ci-dessus ? Sans rien conclure, je poursuis ma lecture du deuxième texte : « L’œuvre d’Iben Rushd penseur musulman, dit de Libera, a en revanche irrigué la pensée juive, car, contrairement aux scolastiques lecteurs de l’Averroès Latinus les lecteurs de l’Averroès Hebraeus, dans la langue savante était l’arabe, avaient un accès direct à l’ensemble de son œuvre. C’est ce qui explique que le Fasl al-maqal ait eu une grande importance chez les penseurs juifs, alors qu’il n’en a pas eu chez les Latins. »(2) La dernière phrase du texte laisse planer un doute quant au bien fondé de mon hypothèse, sans pour autant la réfuter totalement, car si le Fasl al-maqal n’a pas eu chez les penseurs Latins une grande importance, est- ce qu’on peut en conclure qu’ils ne l’ont plus connu ou simplement qu’ils ne l’ont pas pris en considération ? Est-ce à dire encore que les œuvres du Stagirite ont en occulté la valeur ? Je ne peux évidemment pas trancher. En outre, le pays où a eu lieu l’éclosion de la Renaissance, une Renaissance qui a posé les jalons qui ont ébranlé l’ancien système du monde, n’est que l’Italie, le pays natal de Galilée. A ce propos le jeune spécialiste de la philosophie arabe  l’allemand Dag Nikolaus Hasse dit : « A key factor was the extraordinary authority Averroes had acquired as a university  author who was read and taught in arts faculties all over Europe and especially in Rennaissance Italy.   His expositions of Aristotle had an overwhelming influence on the Italian commentary tradition, in particular at the university of Padua, the most important center of philosophical study in Europe during the Renaissance (…) The history of Averroes editions in the Rennaissance culminated in the impressive multivolume Giunta edition of 1550 /2 in Venice, which presented the entire Aristotelian corpus together with a complete set of Averroes’works.
This edition also contains most of the new translations of Averroes which were produced in the Rennaissance. For a long time, since the medical translations in Montpellier and Barcelona around 1300, hardly any translations of Arabic texts had been produced. Around 1480, however, there began a new wave of translations, many of them via Hebrew intermediaries. The movment lasted about seventy years, until the death of the last prolific translator, Jacopo Manito, in 1549. The result is impressive : nineteen commentaries of Averroes were translated in the entire medieval period. »(3)
 Le texte est vraiment long, mais la richesse de son contenu historique est d’une grande importance pour bien délimiter les contours de mon hypothèse et sa portée. De fait, on sait que Galilée avait enseigné à l’université de Padoue durant dix-huit ans, de 1592 jusqu’à 1610. On sait aussi que cette université (texte ci-dessus à l’appui)  contenait au sein de ses bibliothèques les commentaires d’Averroès sur les œuvres d’Aristote, et qu’Averroès avait une autorité indiscutable au sein des milieux universitaires. Alors, n’y a-t-il pas lieu d’en conclure que Galilée aurait connu  les travaux d’Averroès ? N’aurait-il pas eu, au moins, une idée sur  leur contenu ? Je ne peux décider encore une fois en faveur d’une hypothèse plutôt que d’une autre. C’est pourquoi j’adopterai une approche hypothético-déductive et comparative. Je focaliserai mon attention sur deux textes : «le discours décisif » (1179) d’Ibn Rushd, et la lettre adressée par Galilée à madame Christine de Lorraine, la Grande-duchesse de Toscane (1615). Ainsi, je répartirai mon analyse en deux étapes en prenant en considération les deux moments que recouvre, à mon avis, la lettre de Galilée : un première moment où il déploie sa propre façon de considérer les Écritures Sacrées, et c’est là où j’essayerai de chercher une influence éventuelle d’Ibn Rushd ; et un deuxième moment, non moins important, où il s’appuie sur l’autorité que représentait « Saint Augustin » pour soutenir son propre dessein, à savoir la nécessité et la légitimité de l’interprétation.
II- Circonstances générales du «  discours » et de «la  lettre ».

Sommairement, le « Discours » d’Averroès s’insère dans un contexte global, celui du statut de la philosophie dans le climat culturel de la civilisation arabo-musulmane. Statut doit être entendu ici au sens légal du terme. Car, il s’agit d’une fatwa destinée au public : « Non pas, dit Alain de Libera, à tout public, mais au public des gens éduqués dans la tradition juridique  malikite, et, en fin, au pouvoir, dont il accompagne et salue la réforme politico-religieuse. »(4) De fait, la question que se pose le « Discours » est de : « Rechercher, dans la perspective de l’examen juridique, si l’étude de la philosophie et des sciences de la logique est permise (مباح) par la Loi révélée, ou bien condamnée (محظور) par elle, ou bien encore prescrite (مأمور به (, soit en tant que recommandation (الندب  (, soit en tant qu’obligation (الوجوب ) »(5) Ibn Rushd tente donc de défendre la légitimité de la pratique philosophique non pas sur un terrain philosophique, comme c’était le cas dans son Tahafut at-tahafut (Incohérence de l’incohérence), mais plutôt sur un terrain juridique. Une telle position ne laisse aucun doute quant au public visé par  «le discours » : les théologiens de l’islam hostile à la philosophie. C’est pourquoi il a choisi de les affronter dans leur propre terrain pour prouver non pas seulement la légitimité de la falsafa, mais aussi l’obligation du tafalsouf. Ainsi, dit Ibn Rushd : « Si l’acte de philosopher ne consiste en rien d’autre que dans l’examen rationnel des étants, et dans le fait de réfléchir sur eux en tant qu’ils constituent la preuve de l’existence de l’Artisan, c’est-à-dire en tant qu’ils sont (analogues à) des artefacts – car de fait, c’est dans la seule mesure où l’on en connaît la fabrique que les étants constituent une preuve de l’existence de l’Artisan ; et la connaissance de l’Artisan est d’autant plus parfaite qu’est parfait la connaissance des étants dans leur fabrique ; et si la révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage, alors il est évident que l’activité désignée sous ce nom (de philosophie) est, en vertu de la loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée. »(6) Il en conclut certes que le tafalsouf est obligatoire puisque la révélation elle-même exige l’examen des étants par l’usage de la raison et de la réflexion. Pour preuve, Ibn Rushd a dû ingénieusement, du moment que le débat est sur la légalité de la philosophie et vise principalement les théologiens,  interpréter  certains versets coraniques de façon à ce qu’il confirme sa thèse sur l’usage obligatoire de la raison et du syllogisme démonstratif, bref la nécessité de la pratique philosophique.
Les circonstances historiques, sociales, politiques et scientifiques qui entourent «la Lettre » de Galilée sont certes différentes. Néanmoins, la nature du débat demeure la même au moins formellement. En effet, écrit François Russo, le traducteur de la « Lettre » :« Ce document n’est pas seulement l’écho de querelles passagères, ou le fruit d’un mouvement d’humeur. Par-delà les circonstances sociales et politiques du moment, il affronte le problème de fond que posait à la pensée religieuse l’avènement de la science moderne. C’est là ce qui en fait tout l’intérêt et toute la portée. »(7) Galilée était en effet sommé d’affronter certains théologiens hostile à la science nouvelle, science qui a connu un tournant décisif grâce à la théorie héliocentrique copernicienne. Et puisque la portée du débat dépasse le cadre limité d’une discussion épistémologique, en y faisant intervenir des propos de nature religieux, il lui a fallu défendre la légitimité d’une telle théorie. Et pour ce faire il proposa une réinterprétation de l’Écriture Sainte à la lumière des nouvelles découvertes auxquelles il a lui-même contribué. Lisons donc ce qu’en dit Galilée au début de sa lettre : « J’ai découvert, il y a peu d’années, comme le sait Votre Altesse Sérénissime, de nombreuses particularités dans le ciel, qui, jusqu’ici, étaient invisibles ; soit en raison de leur nouveauté, soit en raison de plusieurs conséquences qui en découlent, ces découvertes, en venant s’opposer à des propositions communément reçues dans les Écoles des philosophes, ont excité contre moi un grand nombre de ses professeurs ; au point que l’on pourrait croire que j’ai mis de ma main ces choses dans le ciel pour troubler la nature et les sciences(…) et se montrant dans le même temps plus attachés à leurs propres opinions qu’à la vérité, ils en vinrent à prétendre déclarer que ces nouveautés n’existent pas, alors que, s’ils avaient voulu les considérer avec attention, ils auraient dû conclure à leur existence. Ils se sont alors répondus en démarches diverses et ont notamment publié des écrits remplis de vains discours ; et, ce qui rend leur erreur plus grave, ils y ont fait intervenir des attestations des Saintes Écritures, empruntées à des passages qu’ils n’ont pas bien compris et qui ne correspondent pas aux questions abordées… »(8)  Si donc ses contradicteurs n’ont pas bien compris le sens des Écritures Saintes qu’ils manient contre la nouvelle science, alors l’interprétation s’impose avec vigueur. De fait, je vais aborder le premier moment de mon analyse afin de voir comment Galilée s’est  attaqué au problème de l’exégèse des Textes Sacrés en comparant sa démarche avec celle adoptée par Averroès.    
III- Premier moment : l’exigence de l’interprétation entre Averroès et Galilée

« Devant, dit Galilée, les accusations dont on cherche injustement à me charger et qui mette en cause ma foi et ma réputation, j’ai estimé nécessaire d’affronter ces arguments que l’on m’oppose au nom d’un prétendu zèle pour la religion et en faisant appel aux Saintes Ecritures, mises au service de dispositions qui ne sont pas sincères, et avec la prétention d’étendre leur autorité, et même d’en abuser, dépassant leur intention et les interprétations des Pères, en le faisant intervenir dans des conclusions purement naturelles et qui ne sont pas de Fide, substituant aux raisonnements et aux démonstrations tel passage de l’Ecriture qui, souvent, au-delà du sens littéral, peut être interprétée de diverses façons. »(9)
Le passage ci-dessus retrace donc un programme que Galilée compte développer, un programme dont on peut résumer les points essentiels comme suite :
Premièrement, Il s’agit pour lui de faire face aux arguments tirés des Saintes Ecritures que ses contradicteurs lui opposent, ignorant par là même et leur intention et  les interprétations de ces mêmes Ecritures livrées par les Saints Pères.
 Deuxièmement, les Ecritures qui sous-tendent la position de ses contradicteurs comportent, à son avis, d’autres interprétations possibles qui diffèrent de celles qu’ils déploient pour contredire des démonstrations et des observations solidement établies. 
 De fait, la première démarche que Galilée adoptera est celle qui consiste à éloigner tout ce qui peut semer des soupçons sur la sincérité de sa foi. C’est pourquoi il dit : « Ces autorités (de l’Ecriture, des théologiens et des conciles) sont révérées par moi et tenue en suprême respect ; je considérerais comme extrêmement téméraire de les contredire ; mais, en même temps je ne crois pas que c’est une erreur de parler lorsque l’on a des raisons de penser que certains, dans leur intérêt, cherchent à les utiliser dans un sens différent de celui dans lequel la Sainte Eglise les interprète. »(10)  La stratégie Galiléenne est bien claire, elle consiste à manier les mêmes «  armes » face à ceux qui veulent ébranler non pas seulement sa réputation et sa sincérité religieuse, mais ruiner du même coup la théorie copernicienne. Ainsi donc, on assiste à partir de ce moment à un détournement du sens du débat qui se focalisera désormais sur le statut de l’interprétation et  sa légitimité. Pour ce faire, Galilée commence par délimiter le cadre au sein duquel le débat va se dérouler, et ceci en commençant par évoquer la thèse centrale que défendaient ses contradicteurs. « Le motif, dit-il, que l’on invoque pour condamner l’opinion de la mobilité de la Terre et l’immobilité du Soleil, est qu’en beaucoup de passage des Saintes Ecritures il est dit que le Soleil se déplace et que la Terre demeure immobile ; or, comme l’Ecriture ne peut jamais ni mentir ni errer, il en résulterait par voie de conséquence nécessaire que serait erronée et condamnable l’affirmation de celui qui voudrait prétendre que le Soleil est immobile par lui-même et que la Terre est mobile. »(11). « L’Ecriture ne peut jamais ni mentir ni errer ». Cette assertion est certes une conséquence logique de la citation ci-dessus où Galilée affirme son attachement ferme aux dogmes de la religion chrétienne. Néanmoins, il écrit : « A ce sujet  je dirais qu’il y a en effet piété à dire et sagesse à soutenir que la Sainte Ecriture ne peut jamais mentir chaque fois que son vrai sens a été saisi. » (12) Tout d’abord, il faut noter que cette dernière restriction, je dirai même cette condition, n’est aucunement fortuite, car c’est ici où se révèle, à mon sens, l’enjeu de tout ce qui a été exposé, et de tout ce qui sera exposé. L’Écriture est vraie pourvu qu’elle soit bien interprétée. Les conclusions naturelles le sont aussi pourvu qu’elles soient démontrées, et qu’elles soient nécessaires.  L’objectif est d’établir une concordance entre ces deux vérités. Autrement dit, s’il se trouve qu’il y a contradiction entre elles, l’interprétation devient évidemment une nécessité ; car, dit-il : « On ne peut pas nier que, bien souvent, ce sens (des Écritures) est caché et qu’il est très différent du sens littéral. Il s’ensuit que, si l’on voulait s’arrêter toujours au sens littéral, on risquerait de faire indûment apparaître dans les Ecritures non seulement des contradictions et des propositions éloignées de la vérité, mais de grave hérésies et même des blasphèmes… »(13) Comme hérétiques il faut compter toutes propositions anthropomorphiques attribuées à Dieu, ainsi la colère, la haine et l’ignorance des événements futures…etc. Et pourtant, dit Galilée « De telles propositions furent inspirées par l’Esprit-Saint aux écrivains sacrés pour leur permettre de s’adapter à la capacité d’un peuple vulgaire ignorant et illettré ; mais pour ceux qui mérite d’être séparés du peuple par leur culture, il est nécessaire que les commentaires donnés à ces textes en dégagent le vrai sens et fassent apparaître les raisons particulières pour lesquelles ce sens a été traduit par de telles paroles : cette façon de voir est tellement commune chez tous les théologiens qu’il est superflu d’en donner une justification. »(14)  Deux remarques, au moins, peuvent être extraites des deux textes susmentionnés, et qui nous somment d’invoquer Averroès :
1- Le texte sacré renferme, selon Galilée, bien souvent deux niveaux de sens : l’un obvie et l’autre caché. Thèse que postule aussi Ibn Rushd quand il écrit : « La raison pour laquelle la Révélation comporte des énoncés de sens obvie et d’autre de sens lointain est que les hommes se distinguent par leurs dispositions innées, et diffèrent quant au fonds mental qui détermine en eux l’assentiment. Et s’il s’y trouve des énoncés contradictoires pris dans leur sens obvie, c’est afin de signaler aux « hommes d’une science profonde » qu’il y a lieu d’interpréter, afin de les concilier. C’est à quoi fait allusion l’énoncé divin : « C’est Lui qui fait descendre sur toi le Livre. On y trouve des versets univoques (…) jusqu’à : « et les hommes d’une science profonde. »(15)
2- Galilée distingue deux catégories d’hommes : ceux concernés par le sens obvie, le peuple ignorant, et ceux concernés par le sens caché, l’élite savante. Là on peut, plus au moins, reconnaître la même répartition chez Ibn Rushd, répartition qu’il énonce dans son « Discours » comme suite : « En effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l’assentiment : certains hommes assentent par l’effet de la démonstration ; d’autres assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de l’homme de démonstration, car leur nature ne les disposent pas à davantage ; d’autres enfin assentent par l’effet des arguments rhétoriques, d’un assentiment similaire à celui que donne l’homme de démonstration aux arguments démonstratifs.(16) Toutefois, c’est vrai, on ne trouve pas chez Galilée une mention de la deuxième catégorie d’homme, à savoir les dialecticiens.  À moins qu’on considère ces théologiens hostiles à la nouvelle science comme étant des dialecticiens, ce qui est fort peu convaincant.      
Cependant, il nous faut souligner que  la nécessité de l’interprétation est due à l’équivocité des Écritures elles-mêmes, et aux différences intellectuelles constatées entre les hommes. C’est pourquoi, Galilée dit «  Si (…) c’est dans le seul but de s’adapter à la capacité de la mentalité populaire, que l’Ecriture ne s’est pas abstenue de voiler des vérités fondamentales n’hésitant pas à attribuer à Dieu des qualités contraires à son essence, qui pourrait soutenir sérieusement que cette même  Écriture, lorsqu’elle est amenée à parler incidemment de la Terre, de l’Eau, du Soleil et d’autres créatures, aurait choisi de s’en tenir en toute rigueur à la signification strictement littérale des mots ? Comment surtout aurait-elle pu traiter, au sujet de ces créatures, de questions qui sont très éloignées de la capacité de compréhension du peuple et qui ne concerne pas directement le but premier de ces mêmes Saintes Écritures qui est le culte divine et le salut des âmes. »(17) Si l’Écriture s’est  tu sur des vérités fondamentales liées aux dogmes religieux, comment peut-elle agir autrement quand il s’agit de questions naturelles qui ne sont plus si simples que ces vérités ? L’analogie qu’établit ici Galilée entre les énigmes de certaines questions théologiques et des questions qui concernent la philosophie naturelles est si forte qu’elle réaffirme l’exigence et la légitimité de l’interprétation. Tout au plus, l’objectif principal des Écritures est le culte divin et le salut des âmes, et non pas l’enseignement des « sciences ». La nature selon Galilée ne se préoccupe nullement des niveaux d’hommes ni de leur capacité intellectuelle. Elle n’est pas non plus sollicitée par les procédés interprétatifs. Elle se contente d’obéir à des lois bien déterminées qui lui sont prescrites par le Créateur.  C’est ce que confirme, dans une certaine mesure, Ibn Rushd, car même si la manière d’enseigner la vérité de la révélation, selon lui, est différente selon la catégorie d’homme visé par elle, il demeure vrai que : « la finalité de la Révélation se ramène à ceci : enseigner la science vraie et la pratique vraie. La science vraie, c’est la connaissance de Dieu… et de l’ensemble des étants tels qu’ils sont, -en particulier les plus sublimes d’entre eux-, et la connaissance de la béatitude, et des tourments dans l’au-delà. La pratique vraie consiste dans l’accomplissement des actes qui assurent la béatitude, et l’évitement des actes qui valent les tourments. La connaissance de ces actes se nomme la science pratique. » (18) 
 En outre, on peut, à mon sens, déceler chez Galilée comme chez Ibn Rushd un principe méthodologique ou une règle de méthode, destinée à  l’exégèse des Textes Sacrés. En effet, les deux auteurs exigent qu’on interprète ces derniers à la lumière des conclusions issues de démonstrations nécessaires. C’est ce que postule Iben Rushd quand il dit : « S’il en est ainsi, et que l’examen démonstratif aboutit à une connaissance quelconque à propos d’un étant quel qu’il soit, alors de deux choses l’une : soit sur cet étant le Texte révélé ce tait, soit il énonce une connaissance à son sujet. Dans le premier cas, il n’y a même pas lieu à contradiction, et le cas équivaut à celui des statuts légaux non édictés par le Texte, mais que le juriste déduit par syllogisme juridique. Dans le second, de deux choses l’une : soit le sens obvie de l’énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a accord, il n’y a rien à en faire ; s’il y a contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie. »(19)  Galilée, de sa part,  dit : « Mais, lorsque nous sommes arrivés à des certitudes dans des conclusions naturelles, nous devons nous servir de ces conclusions comme moyen parfaitement adapté à une exposition véridique de ces Écritures et à la recherche du sens qui y est nécessairement contenu, puisqu’elles sont parfaitement véritables et qu’elles concordent avec la vérité démontrée. »(20) De ce principe méthodologique on peut tirer les conséquences suivantes :
Premièrement, ce principe postule, explicitement ou implicitement chez nos deux auteurs, ce que j’appelle une tendance à instaurer une autonomie des sphères, ou une ligne de démarcation entre ce qui ressort de la théologie, et ce qui ressort de la philosophie naturelle ; et ceci parce qu’ils subordonnent le sens des Textes Sacrés aux conclusions livrées par les démonstrations. Cette tendance se manifeste clairement chez Galilée. En effet il dit : « Il me semble que dans les discussions concernant les problèmes naturels, on ne devrait pas commencer par invoquer l’autorité de passages des Écritures, il faudrait d’abord faire appel à l’expérience des sens et à des démonstrations nécessaires … »(21). Alors, il ajoute : « Il en résulte que les effets naturels et l’expérience des sens que nous avons devant les yeux, ainsi que les démonstrations nécessaires que nous en concluons, ne doivent d’aucune manière être révoqués en doute ni a fortiori condamnés au nom de l’Écriture, quand bien même le sens littéral semblerait les contredire. »(22)  Ibn Rushd, lui, n’en dit pas le contraire puisque il insiste sur cette ligne méthodologique qui consiste à lire les Versets coraniques à la lumière de ce qui a été démontré par la raison. « Nous affirmons, dit-il, catégoriquement que partout où il y a contradiction entre un résultat de la démonstration et le sens obvie d’un énoncé du texte révélé, cet énoncé est susceptible d’être interprété suivant des règles d’interprétation (conformes aux usages tropologiques) de la langue arabe. » (23)  En somme, même s’il n’y a pas deux vérités, l’une découverte par la raison et l’autre révélée,  mais plutôt une seule exprimée différemment, les conclusions certaines auxquelles parvient la démonstration doivent être maintenues, chose qui leur confère une indubitable autonomie.
Deuxième conséquence, cette concordance qu’on découvre grâce au procédé de l’interprétation est liée au fait que la « philosophie naturelle » comme les Écritures sont toutes les deux vraies, et ainsi, elles ne peuvent se contredire. C’est cette conception qu’exprime Ibn Rushd quand il dit : « Puisque donc cette révélation est la vérité, et qu’elle appelle à pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous, Musulmans, savons de science certaine que l’examen (des étants) par la démonstration n’entraînera nulle contradiction avec les enseignements apportés par le Texte révélé : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. » (24)   Curieusement Galilée citera   Benito Pererius* qui ne fait presque que répéter ce qu’avait énoncé Ibn Rushd. Ainsi, dit le philosophe espagnol : « On doit prendre garde lorsque l’on traite de la doctrine de Moïse à ne pas présenter comme assuré ce qui répugne à des expériences manifestes et à des raisons philosophiques ou à d’autres disciplines : en effet, comme le vrai coïncide toujours avec le vrai, la vérité des Saintes Lettres ne peut pas être contraire aux raisons vraies et aux expériences apportées par les doctrines humaines. »(25) S’agit-il d’une coïncidence ? Certes pas ! Je m’explique.  Je comptais, avant que je lise cette dernière citation,  poursuivre le plan de mon article tel que je l’ai retracé dans l’introduction. Un plan qui contenait, comme vous avez dû le constater, deux moment : le premier que je viens d’exposer, et qui dévoile une certaine similitude entre nos deux auteurs quant à l’approche interprétative des Textes Sacrés. Un deuxième où j’ai projeté de relater la manière dont Galilée s’est servi de l’autorité de Saint Augustin pour soutenir ses thèses. Le motif est que je me doutais du bien fondé de mon hypothèse ; c’est pourquoi j’avais l’intention de relativiser sa portée, en essayant de trouver chez Saint Augustin une influence quelconque qui aurait joué un rôle déterminant dans le choix méthodologique, interprétatif, de Galilée. Cependant, j’avoue que le nom du philosophe espagnol Benito Pereira m’oblige à reporter ce deuxième moment, qui n’est pas toutefois moins important, auquel je  consacrerai un autre article. En effet, le fait que Galilée s’est appuyé sur l’autorité de ce philosophe et théologien jésuite est très suggestif. La relation que Galilée avait avec les membres de cette compagnie, celle de jésus, montre combien était grande leur influence sur l’évolution de ses idées scientifiques, et sur son itinéraire en tant qu’un des fondateurs de la « scientia nova ». C’est cette thèse que défend l’historien des sciences William A. Wallace dans un long article qu’il a consacré à ce sujet. De fait, il dit : « Whether Galileo liked or did not like the Jesuits at particular periods or throughout his life is not the point at issue…Indeed, it would be fairer to say that Galileo benefited from his Jesuit connections for well over half his life and that at least some of his success as a scientist can be credited to them. »(26) Mais, la question qui m’importe est de savoir s’il a été influencé aussi par certaines de leurs thèses métaphysiques, philosophiques et théologiques. Certes, dans un contexte culturel comme celui de l’âge moderne, et même avant, les débats en philosophie naturelle n’étaient pas séparés des autres débats à caractère métaphysico-théologiques. D’ailleurs la Lettre de Galilée suffit à elle seule pour le prouver. Donc, pourquoi insister sur le nom de Benito Pereira, évoqué dans sa Lettre, plutôt que sur celui des néoplatoniciens comme Denys L’Aréopagite ou Saint Augustin ? La réponse nous vient du texte suivant : « Pererius’s writings…,exerted considerable influence. Less Thomistic than Toletus, Pererius subscribed to a number of Averroist theses, among which was a strongly  expressed opposition to the use of mathematics in the study of nature. » (27)  Benito Pereira est un fervent défenseur de certaines thèses averroïstes, et à cet effet il a même été soupçonné d’averroïsme. Tout au plus, il est considéré, au côté de Toletus, comme l’un des plus célèbres professeurs du « Collegio Romano » et les membres avec qui Galilée a entretenu des relations intellectuelles plutôt que personnelles. Par conséquent, Wallace dit : « Galileo’s first connection with the Jesuits is the most important, since it underlies much of what follows. During the past 25 years there come to light surprising pieces of evidence that connect Galileo with Jesuit professors at the Collegio Romano around 1588-1591, the period during which he was launching his teaching career at the University of Pisa. »(28) La présence d’un « Scripture scholar » comme B. Pereira dans le corpus galiléen ne peut, à mon avis, que renforcer mon hypothèse de départ sans pour autant la confirmer totalement. Par manque, comme je l’ai déjà dit, de documentation suffisante, surtout en ce qui concerne l’itinéraire intellectuel du philosophe espagnol, cet article demeurera un projet de travail inachevé, mais un projet que j’essayerai d’approfondir une fois les éléments nécessaires pour l’accomplir seront en ma déposition.  


Kamal Elgotti : Khénifra le 03-11-2017  



    

         
     
1-Averroès : Discours décisif, Flammarion, Paris, 1996. Traduction de Marc Geoffroy   introduction d’Alain de Libera. P.9
2-      Ibid. P. 10
3-      James Hankins : Renaissance philosophy, Cambridge University Press, 2007.p. 114-115.
4-      Averroès : Discours décisif, Flammarion, Paris, 1996. Traduction de Marc Geoffroy,  introduction d’Alain de Libera. P. 12
5-      Ibid. P. 103
6-      Ibid. P. 104-105
7-      Clavelin Maurice. Lettre à Mme Christine de Lorraine, Grande-Duchesse de Toscane. (Traduction de Fr. Russo).In : Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, tome 17, n°4, 1964.pp. 338-368 ; lettre que vous trouverez sur le site : http://www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1964_num_17_4_2372
8-      Ibid. P. 338-339
9-      Ibid. P. 341
10-  Ibid. P. 342
11-  Ibid. P. 342
12-  Ibid. P. 342
13-  Ibid. P. 342-343
14-  Ibid. P. 343
15-  Averroès : Discours décisif, Flammarion, Paris, 1996. Traduction de Marc Geoffroy   introduction d’Alain de Libera. PP, 121-122
16-  Ibid. P. 117
17-  Clavelin Maurice. Lettre à Mme Christine de Lorraine, Grande-Duchesse de Toscane. P. 343
18-  Averroès : Discours décisif, PP.149-150
19-  Averroès : Discours décisif. P. 119
20-  Galilée : La Lettre. P. 344
21-  Galilée : La Lettre. P. 343
22-  Galilée : La Lettre. P. 343-344
23-  Averroès : Discours décisif. P. 121
24-  Averroès : Discours décisif. P. 119
25- Galilée : La Lettre. P. 346
26- Ouvrage collectif : Jesuit science and the republic of letters, Massachusetts Institute of Technology, 2003. p. 99
27- Ibid. P. 99
28- Ibid. P. 100
29- Ibid. P. 99 



    


                             


               


            

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