lundi 31 juillet 2017



Les fondements de la connaissance humaine
Chez Condillac
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VI- La réflexion : sa définition et son origine

Qui-ce que la réflexion ? Comment s’engendre-t-elle ?
Pour qu’elle devienne indépendante de l’univers des objets qui l’entourent, l’âme a besoin des signes que la mémoire évoque, et des idées que l’imagination suscite. C’est ainsi qu’elle devienne encore capable volontairement de manier son attention pourvu qu’elle le veuille. « Nous ne disposons ainsi, dit Condillac, de notre attention que par le secours que nous prête l’activité de l’imagination, produite par une grande mémoire. Sans cela nous ne la réglerions pas nous-mêmes, mais elle obéirait uniquement à l’action des objets. » (1)
De fait, ce pouvoir que nous avons, et qui consiste à diriger notre attention vers certains objets en négligeant d’autres, ou d’analyser successivement les diverses parties d’un même objet, est ce que Condillac appelle : réflexion. Elle est de ce fait issue de l’imagination et de la mémoire. En outre, celle-ci a une emprise sur celle-là, car il suffit d’évoquer un signe arbitraire pour que l’idée, qui appartient en propre à l’imagination, remonte en surface. Ainsi, Condillac tente d’établir une sorte de relation d’interdépendance mutuelle entre l’attention, la mémoire, l’imagination et la réflexion ;le signe arbitraire nous procure un pouvoir, même faible, sur l’attention favorisant ainsi la création d’autres signes, et par suite le développement de l’activité de la mémoire et de l’imagination ; et par voie de conséquence elles, c’est-à-dire la mémoire et l’imagination, contribuerons au développement de la réflexion, qui à son tour leur attribuera de nouvelles activités.  Ainsi, dit Condillac : «  Par tout ce qui a été dit, il est constant qu’on ne peut mieux augmenter l’activité de l’imagination, l’étendue de la mémoire, et faciliter l’exercice de la réflexion, qu’en s’occupant des objets qui, exerçant davantage l’attention, lient ensemble un plus grand nombre de signes et d’idées ; tout dépend de là. »(2) Autrement dit, les objets qui suscitent plus d’intérêt, et satisfont mieux nos besoin, sont les plus aptes à développer les diverses opérations de notre âme.  Celle-ci en outre n’atteint son point culminant d’autonomie qu’avec la réflexion, car seule cette dernière opération est capable de l’arracher des déterminations du monde extérieur ; c’est pour cette raison, dit Condillac que : « L’effet de cette opération (la réflexion) est d’autant plus grand que pour elle nous disposons de nos perceptions, à-peu-près comme si nous avions le pouvoir de les produire et de les anéantir. »(3) Mais, pour rendre cette opération plus facile et plus habile, il faut, selon Condillac, adopter trois règles : la clarté, car plus les signes sont claires plus nous arrivons à saisir bien les idées qu’ils signifient ; la précision, pour garantir la fixation de l’attention sans grand effort ; et enfin de l’ordre pour que l’enchainement des idées soit bien déterminé en partant d’une première idée qui nous est mieux connue.
1-      Les opérations de la réflexion   
On a dit que la réflexion est cette opération qui nous permet de diriger notre attention au gré de notre volonté. C’est elle qui nous rend indépendant des actions des objets du monde extérieur. Et c’est grâce à cette autonomie que nous arrivons à considérer nos idées séparément. En effet, incapable, comme elle  l’était, de manier délibérément son attention, l’âme ne pouvait aucunement distinguer les diverses impressions qu’elle recevait du dehors. En revanche, avec le surgissement de la réflexion, l’âme devient en mesure d’opérer une telle distinction. C’est pourquoi, dit Condillac : « … si nous étions tout-à-fait privés de l’usage de la réflexion, nous ne distinguerions divers objets qu’autant que chacun ferait sur nous une impression fort vive. Tous ceux qui agiraient faiblement, seraient comptés pour rien. »(4)
De fait, si nous arrivons aisément à distinguer deux idées simples, il devient très difficile pour nous de faire de même quand il s’agit d’idées plus complexes, au point qu’il nous arrive de les confondre. Pour surmonter une telle difficulté, l’intervention de la réflexion devient si nécessaire moyennant des opérations telles que : la distinction, l’abstraction, la composition et la décomposition des idées.
L’abstraction est le fait de ne retenir de nos idées que leurs qualités les plus essentielles, en négligeant les autres. Les idées issues de cette opération sont appelés par Condillac : des idées générales, car elles recouvrent une multitude de choses différentes. Ainsi, en pensant à l’homme et la bête, abstraction faites de leurs différences, nous retrouvons l’idée générale d’animal. En outre, de même qu’elle nous permet de distinguer nos idées, la réflexion nous permet aussi de les comparer pour en connaître les rapports. Cette comparaison est d’autant plus facile que les idées sont peu composées ; néanmoins, elle devient plus difficile à mesure qu’elles deviennent plus complexes.  Grâce à cette opération donc, à savoir la comparaison : « Nous rapprochons, dit Condillac, les idées les moins familières de celles qui le sont d’avantage ; et les rapports que nous y trouvons, établissent entre elles des liaisons très propres à augmenter et à fortifier la mémoire, l’imagination, et, par contrecoup, la réflexion. »
Tout au plus, la comparaison des idées nécessite d’autres opérations  importantes, il s’agit bien évidemment de la composition et la décomposition. En effet, composer des idées, qui ont été préalablement distinguées, consiste à les considérer sous une seule notion, les décomposer, consiste par contre à retrancher d’une notion quelques-unes des idées qui la composent.
Somme toute, laissées à elles seules, l’effort que doivent déployer et l’imagination et la mémoire pour conquérir les diverses idées demeurera inabouti, c’est pourquoi le secours de la réflexion devient si nécessaire pour qu’elles puissent mener à bien leur dessein. Et ceci n’est possible que grâce aux opérations de la réflexion, c’est-à-dire : la distinction, la comparaison, la composition et la décomposition des idées.   
VII- L’origine des principes

Quelle- est l’origine des principes ? (*)
Bien qu’il paraisse transgresser la logique et la cohérence du livre, ce chapitre demeure néanmoins en parfaite harmonie avec les précédents chapitres et ceux qui vont suivre. L’objectif de Condillac est de critiquer les propos tenus par certains philosophes, rationalistes en premier lieu, quant à la nature des propositions générales ainsi que de leur origine. En effet, constate Condillac, les premières découvertes des savants n’ont pas été menées avec méthode. C’est par suite qu’il leur a fallu la trouver, mais compte tenu de l’ignorance où ils étaient quant à l’origine des propositions générales sur lesquelles ils bâtissent leur science, ils en ont fait des principes. Et grâce à ces-derniers ils estimèrent donner à leur science la certitude nécessaire, en les considérant comme étant la source ultime de toutes nos connaissances. Ainsi, ils ont fait de la synthèse la méthode adéquate, seule capable à leurs yeux  de donner un fondement sûr à de telles connaissances. A’ l’encontre d’une telle position, Condillac rejette l’idée d’une fécondité qui serait le fruit de la méthode synthétique, comme c’est communément admis quand il s’agit des mathématiques. Pour lui, la certitude de cette science ne découle pas de la synthèse car : « si elle (la science) avait été susceptible d’autant d’erreurs, d’obscurités et d’équivoques que la métaphysique, la synthèse était tout à fait propre à les entretenir et à les multiplier de plus en plus. »(6) Ainsi donc, l’exactitude des mathématiques est due surtout à l’algèbre et à l’analyse. En revanche, le recours à la synthèse comme méthode, selon Condillac, est susceptible de laisser à l’ombre des tares qui infectent la clarté des raisonnements et des notions, en leur attribuant un ordre apparent si constaté dans la métaphysique. A’ travers cette critique, Condillac s’adresse aux philosophes qui se sont servis de concepts empruntés à la géométrie pour appuyer leurs raisonnements métaphysiques. Il s’agit bien évidemment de Descartes, Spinoza, Malebranche et Arnaud, qu’il cite d’ailleurs expressément. Contrairement à cette tendance, Condillac affirme que les propositions générales (principes) sont le résultat des connaissances particulières. Si donc il y a une confusion, c’est la synthèse qui en est responsable, car dit Condillac : « Cette méthode propre, tout au plus, à démontrer d’une manière fort abstraite des choses qu’on pourrait prouver d’une manière bien plus simple, éclaire d’autant moins l’esprit qu’elle cache la route qui conduit aux découvertes. Il est même à craindre qu’elle n’en impose, en donnant de l’apparence aux paradoxes les plus faux, parce qu’avec des propositions détachées et souvent fort éloignées, il est aisé de trouver tout ce qu’on veut, sans qu’il soit facile d’apercevoir par où un raisonnement pèche. »(7)
En s’appuyant sur l’approche qu’il a consacrée à la réflexion et à ses opérations, Condillac estime donc que la vraie analyse, puisque il rejette celle employée par les géomètres, est celle capable de nous expliquer la génération de nos idées. Elle est une composition et une décomposition de ces dernières en vue de les comparer, et ainsi éclaircir les rapports que ces idées maintiennent entre elles. Et c’est grâce enfin à cette procédure que nous pouvons découvrir de nouvelles idées. Ainsi, cette forme d’analyse constitue pour lui : « Le vrai secret des découvertes, parce qu’elle nous fait toujours remonter à l’origine des choses. »(8)
De fait, les principes ou propositions générales, forment le point d’aboutissement et non pas de départ ; c’est vrai qu’elles sont propres à soulager et alléger notre mémoire, mais elles risquent de nous induire dans un ‘’verbalisme stérile’’ quand on en fait le fondement ultime de notre connaissance. ** «  Par conséquent, dit Condillac, le seul moyen d’acquérir des connaissances, c’est de remonter à l’origine de nous idées, d’en suivre la génération et de les comparer sous tous les rapports possibles ; ce que j’appelle analyser. »(9)
Certes, Condillac refuse d’admettre et de considérer les principes comme source de la connaissance humaine. De fait, ce n’est pas en partant des principes, pour en déduire des conclusions, que nous arriverons à connaître les cas particuliers, mais c’est plutôt le contraire ; autrement dit, notre connaissance a pour point de départ le particulier, et c’est  grâce à l’abstraction qu’elle aboutit aux propositions générales. Somme toute, notre connaissance est inductive et non déductive.
VIII- L’entendement : affirmer, nier, juger, raisonner et concevoir.

Suite à la comparaison que nous effectuons entre nos idées, deux actes s’imposent : soit on constate une ressemblance entre elles, et dans ce cas on les lie par la copule « est » ; c’est ce que Condillac appelle : affirmer. Soit on constate, au contraire, une dissemblance entre elles, par suite on les lie, dans ce cas, par la copule « n’est pas » ; c’est ce qu’il appelle : nier. Alors, juger est cette opération qui consiste à affirmer ou nier.
En outre, le raisonnement, ou raisonner est cette autre opération au moyen de  laquelle on arrive à lier des jugements qui dépendent les uns des autres. Quand on forge, grâce au jugement et au raisonnement, des idées exactes, et qu’on connaisse les relations qu’elles entretiennent entre elles, alors nous aurons ce que Condillac nomme : concevoir.
Le but de ces déterminations, et contrairement à maints philosophes, est de débarrasser l’entendement de sa signification idéaliste ; une signification qui voit en lui une faculté qui serait différente, et même transcendante, de nos connaissances, et où ces dernières viennent s’amasser. Ainsi, dit-il : « Cependant je crois que, pour parler avec plus de clarté, il faut dire que l’entendement n’est que la collection ou la combinaison des opérations de l’âme. Apercevoir ou avoir conscience, donner son attention, reconnaître, imaginer, se ressouvenir, réfléchir, distinguer ses idées, les abstraire, les comparer, les composer, les décomposer, les analyser, affirmer, nier, juger, raisonner, concevoir : voilà l’entendement. »(10)
C’est à partir de ce processus donc que Condillac explique la manière avec laquelle s’engendrent les  différentes opérations de l’âme, et comment elles  surgissent les unes des l’autres en partant d’un troc commun, à savoir : la perception.
IX- L’imagination : ses dérives et ses avantages
 
L’imagination a selon Condillac des dérives et des avantages. Par la liberté dont elle dispose, elle est de son pouvoir de combiner les idées les plus insolites, de façon à ce qu’elles soient attribuées au même sujet. Rien donc, dit-il : « Ne paraît d’abord plus contraire à la vérité que cette manière dont l’imagination dispose de nos idées. En effet, si nous ne nous rendons pas maîtres de cette opération, elle nous égarera infailliblement : mais elle sera un des principaux ressorts de nos connaissances, si nous savons la régler. »(11)
Dès lors, et suite à la prise en compte des effets de cette opération, l’imagination aura deux sens différents chez Condillac : elle est tout d’abord l’opération qui réveille les perceptions en l’absence de leurs objets, elle est ensuite ce qui en fait d’elles, volontairement,  des combinaisons nouvelles. Cependant, ces combinaisons d’idées, opérée par l’imagination, se font de deux façons : d’une part volontairement, et dans ce cas elles sont moins fortes et susceptibles d’être détruites, ce sont des combinaisons d’institution ; et d’autre part elles sont l’effet d’une ‘’impression étrangère’’, fortement liées au point qu’il nous arrive de croire qu’elles sont naturelles. De fait, Condillac propose d’examiner celles issues  de cette dernière impression, et commença ainsi par critiquer l’innéisme de Malebranche. Ce dernier, estime, par exemple, que la liaison qu’on constate entre la perception d’un danger et l’idée de la mort qu’elle suscite en nous est naturelle. Chose que Condillac ne peut s’empêcher de refuser, affirmant de sa part que cette liaison est plutôt acquise. En effet, dit-il : « Il est évident que si l’expérience ne nous avait appris que nous sommes mortels, bien loin d’avoir une idée de la mort, nous serions fort surpris à la vue de celui qui mourrait le premier. »(12) Et si Malebranche s’est trompé, c’est parce qu’il n’a pas su, selon Condillac, distinguer ce qui est naturel de ce qui est ‘’commun à tous les hommes’’. La cause d’une telle confusion est : «  qu’on ne veut pas, dit-il, s’apercevoir que les mêmes sens, les mêmes opérations et les mêmes circonstances doivent produire pourtant les mêmes effets. »(13)
En bon psychologue qu’il est, et comme d’ailleurs tous les empiristes, Condillac essayait tout au long de son analyse d’exposer les bienfaits et les malheurs qui peuvent naître de l’usage de notre imagination. Ainsi, s’attarde-t-il à expliquer les raisons de la folie et d’autres égarements semblables, mais insoupçonnables, par une certaine liaison issue d’impression étrangère capable de mettre ensemble des idées extrêmement insolites. Le cas de la confusion qu’on peut constater chez un individu, confusion entre le fictif et le réel, est un cas parmi tant d’autres qui témoignent des dangers livrés par l’usage incontrôlé de notre imagination.
De surcroît, toutes nos passions telles : la peur, la haine, l’amour et le mépris se trouvent expliquées par le même procédé. Elles émanent ainsi de l’interaction qu’entretiennent entre eux l’imagination et les sens. Il s’agit d’une relation rétroactive, car au moment même où elle reçoit l’impact des sens, l’imagination ne cesse pourtant pas d’amplifier cet impact en retour, et d’agir sur eux, c’est-à-dire sur les sens. Cependant, l’imagination donne aux sens plus qu’elle en reçoit. Effet que Condillac explique quand il dit : « Je dis que la réaction de cet organe (l’organe de l’imagination) est plus vive que l’action des sens ; parce qu’il ne réagit pas sur eux avec la seule force que suppose la perception qu’ils ont produite, mais avec les forces réunies de toutes celles qui sont étroitement liées à cette perception, et qui, pour cette raison, n’ont pu manquer de se réveiller. »(14) Ainsi, le plaisir qu’éveille en moi la perception d’une chose n’est pas lié seulement à cette perception, mais encore à celles qu’induit mon imagination. Quand, à titre d’exemple, j’entends une mélodie musicale, l’organe de mon imagination ravive en moi toutes les autres perceptions qui y sont liées, même si mes sens ne m’en donne aucune. C’est ainsi que : « L’imagination renvoie aux sens plusieurs perceptions pour une qu’elle reçoit. Mes esprit***sont dans un mouvement qui dissipe tout ce qui pourrait m’enlever aux sentiments que j’éprouve. Dans cet état, tout entier aux perceptions que je reçois par les sens, et à celles que l’imagination reproduit, je goûte les plaisirs les plus vifs. Qu’on arrête l’action de mon imagination, je sors aussitôt comme d’un enchantement, j’ai sous les yeux les objets auxquels j’attribuais mon bonheur, je les cherche et je ne les vois plus. »(15) 

KAMAL ELGOTTI : KHENIFRA LE 30-07-2017   

             
  



     
1- Condillac : Essai sur l’origine des connaissances humaines, Éditions Galilée, 1973.P.
2-      Ibid. p. 133
3-      Ibid. p. 133
4-      Ibid. p. 135
5-      Ibid. p. 136
6-      Ibid. p. 137
7-      Ibid. p. 138
8-      Ibid. p. 139
9-      Ibid. p. 139
10-  Ibid. p. 141
11-  Ibid. pp. 142-143
12-  Ibid. p. 144
13-  Ibid. p. 144
14-  Ibid. p. 147
15-  Ibid. p. 147

(*) Dans une note au-dessus de la page 137, Condillac définit le principe, et dit : « Je n’entends point ici par principes des observations confirmées par l’expérience. Je prends ce mot dans le sens ordinaire aux philosophes qui appellent principes les propositions générales et abstraites sur lesquelles ils bâtissent leurs systèmes. » 
(**) On peut aisément déceler ici une critique implicite adressée aux cartésiens.


      


(***)Allusion faite, probablement, aux esprits animaux de Descartes par lesquels, selon ce-dernier,  l’esprit agit sur le corps. Pour plus de détails veuillez consulter le traité de Descartes : « Les passions de l’âme ».   Page

                             

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