Les fondements de la connaissance
humaine
Chez Condillac
-6-
VI- La
réflexion : sa définition et son origine
Qui-ce
que la réflexion ? Comment s’engendre-t-elle ?
Pour
qu’elle devienne indépendante de l’univers des objets qui l’entourent, l’âme a
besoin des signes que la mémoire évoque, et des idées que l’imagination
suscite. C’est ainsi qu’elle devienne encore capable volontairement de manier
son attention pourvu qu’elle le veuille. « Nous ne disposons ainsi, dit
Condillac, de notre attention que par le secours que nous prête l’activité de
l’imagination, produite par une grande mémoire. Sans cela nous ne la réglerions
pas nous-mêmes, mais elle obéirait uniquement à l’action des objets. » (1)
De fait,
ce pouvoir que nous avons, et qui consiste à diriger notre attention vers
certains objets en négligeant d’autres, ou d’analyser successivement les
diverses parties d’un même objet, est ce que Condillac appelle : réflexion.
Elle est de ce fait issue de l’imagination et de la mémoire. En outre, celle-ci
a une emprise sur celle-là, car il suffit d’évoquer un signe arbitraire pour
que l’idée, qui appartient en propre à l’imagination, remonte en surface. Ainsi,
Condillac tente d’établir une sorte de relation d’interdépendance mutuelle
entre l’attention, la mémoire, l’imagination et la réflexion ;le signe
arbitraire nous procure un pouvoir, même faible, sur l’attention favorisant
ainsi la création d’autres signes, et par suite le développement de l’activité
de la mémoire et de l’imagination ; et par voie de conséquence elles,
c’est-à-dire la mémoire et l’imagination, contribuerons au développement de la
réflexion, qui à son tour leur attribuera de nouvelles activités. Ainsi, dit Condillac : « Par
tout ce qui a été dit, il est constant qu’on ne peut mieux augmenter l’activité
de l’imagination, l’étendue de la mémoire, et faciliter l’exercice de la
réflexion, qu’en s’occupant des objets qui, exerçant davantage l’attention,
lient ensemble un plus grand nombre de signes et d’idées ; tout dépend de
là. »(2) Autrement dit, les objets qui suscitent plus d’intérêt, et
satisfont mieux nos besoin, sont les plus aptes à développer les diverses
opérations de notre âme. Celle-ci en
outre n’atteint son point culminant d’autonomie qu’avec la réflexion, car seule
cette dernière opération est capable de l’arracher des déterminations du monde
extérieur ; c’est pour cette raison, dit Condillac que : «
L’effet de cette opération (la réflexion) est d’autant plus grand que pour elle
nous disposons de nos perceptions, à-peu-près comme si nous avions le pouvoir
de les produire et de les anéantir. »(3) Mais, pour rendre cette opération
plus facile et plus habile, il faut, selon Condillac, adopter trois
règles : la clarté, car plus les signes sont claires plus nous arrivons à
saisir bien les idées qu’ils signifient ; la précision, pour garantir la
fixation de l’attention sans grand effort ; et enfin de l’ordre pour que
l’enchainement des idées soit bien déterminé en partant d’une première idée qui
nous est mieux connue.
1- Les
opérations de la réflexion
On a dit
que la réflexion est cette opération qui nous permet de diriger notre attention
au gré de notre volonté. C’est elle qui nous rend indépendant des actions des objets
du monde extérieur. Et c’est grâce à cette autonomie que nous arrivons à
considérer nos idées séparément. En effet, incapable, comme elle l’était, de manier délibérément son
attention, l’âme ne pouvait aucunement distinguer les diverses impressions
qu’elle recevait du dehors. En revanche, avec le surgissement de la réflexion,
l’âme devient en mesure d’opérer une telle distinction. C’est pourquoi, dit
Condillac : « … si nous étions tout-à-fait privés de l’usage de la
réflexion, nous ne distinguerions divers objets qu’autant que chacun ferait sur
nous une impression fort vive. Tous ceux qui agiraient faiblement, seraient
comptés pour rien. »(4)
De fait,
si nous arrivons aisément à distinguer deux idées simples, il devient très
difficile pour nous de faire de même quand il s’agit d’idées plus complexes, au
point qu’il nous arrive de les confondre. Pour surmonter une telle difficulté,
l’intervention de la réflexion devient si nécessaire moyennant des opérations
telles que : la distinction, l’abstraction, la composition et la
décomposition des idées.
L’abstraction
est le fait de ne retenir de nos idées que leurs qualités les plus
essentielles, en négligeant les autres. Les idées issues de cette opération
sont appelés par Condillac : des idées générales, car elles recouvrent une
multitude de choses différentes. Ainsi, en pensant à l’homme et la bête,
abstraction faites de leurs différences, nous retrouvons l’idée générale
d’animal. En outre, de même qu’elle nous permet de distinguer nos idées, la
réflexion nous permet aussi de les comparer pour en connaître les rapports.
Cette comparaison est d’autant plus facile que les idées sont peu
composées ; néanmoins, elle devient plus difficile à mesure qu’elles
deviennent plus complexes. Grâce à cette
opération donc, à savoir la comparaison : « Nous rapprochons, dit
Condillac, les idées les moins familières de celles qui le sont
d’avantage ; et les rapports que nous y trouvons, établissent entre elles
des liaisons très propres à augmenter et à fortifier la mémoire, l’imagination,
et, par contrecoup, la réflexion. »
Tout au
plus, la comparaison des idées nécessite d’autres opérations importantes, il s’agit bien évidemment de la
composition et la décomposition. En effet, composer des idées, qui ont été
préalablement distinguées, consiste à les considérer sous une seule notion, les
décomposer, consiste par contre à retrancher d’une notion quelques-unes des
idées qui la composent.
Somme
toute, laissées à elles seules, l’effort que doivent déployer et l’imagination
et la mémoire pour conquérir les diverses idées demeurera inabouti, c’est
pourquoi le secours de la réflexion devient si nécessaire pour qu’elles
puissent mener à bien leur dessein. Et ceci n’est possible que grâce aux
opérations de la réflexion, c’est-à-dire : la distinction, la comparaison,
la composition et la décomposition des idées.
VII- L’origine
des principes.
Quelle-
est l’origine des principes ? (*)
Bien
qu’il paraisse transgresser la logique et la cohérence du livre, ce chapitre
demeure néanmoins en parfaite harmonie avec les précédents chapitres et ceux
qui vont suivre. L’objectif de Condillac est de critiquer les propos tenus par
certains philosophes, rationalistes en premier lieu, quant à la nature des
propositions générales ainsi que de leur origine. En effet, constate Condillac,
les premières découvertes des savants n’ont pas été menées avec méthode. C’est
par suite qu’il leur a fallu la trouver, mais compte tenu de l’ignorance où ils
étaient quant à l’origine des propositions générales sur lesquelles ils
bâtissent leur science, ils en ont fait des principes. Et grâce à ces-derniers ils estimèrent
donner à leur science la certitude nécessaire, en les considérant comme étant
la source ultime de toutes nos connaissances. Ainsi, ils ont fait de la
synthèse la méthode adéquate, seule capable à leurs yeux de donner un fondement sûr à de telles
connaissances. A’ l’encontre d’une telle position, Condillac rejette l’idée
d’une fécondité qui serait le fruit de la méthode synthétique, comme c’est communément
admis quand il s’agit des mathématiques. Pour lui, la certitude de cette
science ne découle pas de la synthèse car : « si elle (la
science) avait été susceptible d’autant d’erreurs, d’obscurités et d’équivoques
que la métaphysique, la synthèse était tout à fait propre à les entretenir et à
les multiplier de plus en plus. »(6) Ainsi donc, l’exactitude des
mathématiques est due surtout à l’algèbre et à l’analyse. En revanche, le
recours à la synthèse comme méthode, selon Condillac, est susceptible de
laisser à l’ombre des tares qui infectent la clarté des raisonnements et des
notions, en leur attribuant un ordre apparent si constaté dans la métaphysique.
A’ travers cette critique, Condillac s’adresse aux philosophes qui se sont
servis de concepts empruntés à la géométrie pour appuyer leurs raisonnements
métaphysiques. Il s’agit bien évidemment de Descartes, Spinoza, Malebranche et
Arnaud, qu’il cite d’ailleurs expressément. Contrairement à cette tendance,
Condillac affirme que les propositions générales (principes) sont le résultat
des connaissances particulières. Si donc il y a une confusion, c’est la
synthèse qui en est responsable, car dit Condillac : « Cette
méthode propre, tout au plus, à démontrer d’une manière fort abstraite des
choses qu’on pourrait prouver d’une manière bien plus simple, éclaire d’autant
moins l’esprit qu’elle cache la route qui conduit aux découvertes. Il est même
à craindre qu’elle n’en impose, en donnant de l’apparence aux paradoxes les
plus faux, parce qu’avec des propositions détachées et souvent fort éloignées,
il est aisé de trouver tout ce qu’on veut, sans qu’il soit facile d’apercevoir
par où un raisonnement pèche. »(7)
En
s’appuyant sur l’approche qu’il a consacrée à la réflexion et à ses opérations,
Condillac estime donc que la vraie analyse, puisque il rejette celle employée
par les géomètres, est celle capable de nous expliquer la génération de nos
idées. Elle est une composition et une décomposition de ces dernières en vue de
les comparer, et ainsi éclaircir les rapports que ces idées maintiennent entre
elles. Et c’est grâce enfin à cette procédure que nous pouvons découvrir de
nouvelles idées. Ainsi, cette forme d’analyse constitue pour
lui : « Le vrai secret des découvertes, parce qu’elle nous fait
toujours remonter à l’origine des choses. »(8)
De fait,
les principes ou propositions générales, forment le point d’aboutissement et
non pas de départ ; c’est vrai qu’elles sont propres à soulager et alléger
notre mémoire, mais elles risquent de nous induire dans un ‘’verbalisme
stérile’’ quand on en fait le fondement ultime de notre connaissance. ** «
Par conséquent, dit Condillac, le seul moyen d’acquérir des connaissances,
c’est de remonter à l’origine de nous idées, d’en suivre la génération et de les
comparer sous tous les rapports possibles ; ce que j’appelle
analyser. »(9)
Certes,
Condillac refuse d’admettre et de considérer les principes comme source de la
connaissance humaine. De fait, ce n’est pas en partant des principes, pour en
déduire des conclusions, que nous arriverons à connaître les cas particuliers, mais
c’est plutôt le contraire ; autrement dit, notre connaissance a pour point
de départ le particulier, et c’est grâce
à l’abstraction qu’elle aboutit aux propositions générales. Somme toute, notre
connaissance est inductive et non déductive.
VIII-
L’entendement : affirmer, nier, juger, raisonner et concevoir.
Suite à
la comparaison que nous effectuons entre nos idées, deux actes
s’imposent : soit on constate une ressemblance entre elles, et dans ce cas
on les lie par la copule « est » ; c’est ce que Condillac
appelle : affirmer. Soit on constate, au contraire, une dissemblance entre
elles, par suite on les lie, dans ce cas, par la copule « n’est pas » ;
c’est ce qu’il appelle : nier. Alors, juger est cette opération qui
consiste à affirmer ou nier.
En outre,
le raisonnement, ou raisonner est cette autre opération au moyen de laquelle on
arrive à lier des jugements qui dépendent les uns des autres. Quand on forge,
grâce au jugement et au raisonnement, des idées exactes, et qu’on connaisse les
relations qu’elles entretiennent entre elles, alors nous aurons ce que
Condillac nomme : concevoir.
Le but de
ces déterminations, et contrairement à maints philosophes, est de débarrasser
l’entendement de sa signification idéaliste ; une signification qui voit
en lui une faculté qui serait différente, et même transcendante, de nos
connaissances, et où ces dernières viennent s’amasser. Ainsi,
dit-il : « Cependant je crois que, pour parler avec plus de
clarté, il faut dire que l’entendement n’est que la collection ou la
combinaison des opérations de l’âme. Apercevoir ou avoir conscience, donner son
attention, reconnaître, imaginer, se ressouvenir, réfléchir, distinguer ses idées,
les abstraire, les comparer, les composer, les décomposer, les analyser,
affirmer, nier, juger, raisonner, concevoir : voilà
l’entendement. »(10)
C’est à
partir de ce processus donc que Condillac explique la manière avec laquelle
s’engendrent les différentes opérations
de l’âme, et comment elles surgissent les
unes des l’autres en partant d’un troc commun, à savoir : la perception.
IX- L’imagination :
ses dérives et ses avantages
L’imagination
a selon Condillac des dérives et des avantages. Par la liberté dont elle
dispose, elle est de son pouvoir de combiner les idées les plus insolites, de
façon à ce qu’elles soient attribuées au même sujet. Rien donc,
dit-il : « Ne paraît d’abord plus contraire à la vérité que
cette manière dont l’imagination dispose de nos idées. En effet, si nous ne
nous rendons pas maîtres de cette opération, elle nous égarera
infailliblement : mais elle sera un des principaux ressorts de nos
connaissances, si nous savons la régler. »(11)
Dès lors,
et suite à la prise en compte des effets de cette opération, l’imagination aura
deux sens différents chez Condillac : elle est tout d’abord l’opération
qui réveille les perceptions en l’absence de leurs objets, elle est ensuite ce
qui en fait d’elles, volontairement, des
combinaisons nouvelles. Cependant, ces combinaisons d’idées, opérée par
l’imagination, se font de deux façons : d’une part volontairement, et dans
ce cas elles sont moins fortes et susceptibles d’être détruites, ce sont des
combinaisons d’institution ; et d’autre part elles sont l’effet d’une
‘’impression étrangère’’, fortement liées au point qu’il nous arrive de croire
qu’elles sont naturelles. De fait, Condillac propose d’examiner celles issues de cette dernière impression, et commença
ainsi par critiquer l’innéisme de Malebranche. Ce dernier, estime, par exemple,
que la liaison qu’on constate entre la perception d’un danger et l’idée de la
mort qu’elle suscite en nous est naturelle. Chose que Condillac ne peut s’empêcher
de refuser, affirmant de sa part que cette liaison est plutôt acquise. En
effet, dit-il : « Il est évident que si l’expérience ne nous
avait appris que nous sommes mortels, bien loin d’avoir une idée de la mort,
nous serions fort surpris à la vue de celui qui mourrait le premier. »(12)
Et si Malebranche s’est trompé, c’est parce qu’il n’a pas su, selon Condillac,
distinguer ce qui est naturel de ce qui est ‘’commun à tous les hommes’’. La
cause d’une telle confusion est : « qu’on ne veut pas, dit-il,
s’apercevoir que les mêmes sens, les mêmes opérations et les mêmes
circonstances doivent produire pourtant les mêmes effets. »(13)
En bon
psychologue qu’il est, et comme d’ailleurs tous les empiristes, Condillac
essayait tout au long de son analyse d’exposer les bienfaits et les malheurs
qui peuvent naître de l’usage de notre imagination. Ainsi, s’attarde-t-il à
expliquer les raisons de la folie et d’autres égarements semblables, mais
insoupçonnables, par une certaine liaison issue d’impression étrangère capable
de mettre ensemble des idées extrêmement insolites. Le cas de la confusion
qu’on peut constater chez un individu, confusion entre le fictif et le réel,
est un cas parmi tant d’autres qui témoignent des dangers livrés par l’usage
incontrôlé de notre imagination.
De
surcroît, toutes nos passions telles : la peur, la haine, l’amour et le
mépris se trouvent expliquées par le même procédé. Elles émanent ainsi de
l’interaction qu’entretiennent entre eux l’imagination et les sens. Il s’agit
d’une relation rétroactive, car au moment même où elle reçoit l’impact des
sens, l’imagination ne cesse pourtant pas d’amplifier cet impact en retour, et
d’agir sur eux, c’est-à-dire sur les sens. Cependant, l’imagination donne aux
sens plus qu’elle en reçoit. Effet que Condillac explique quand il dit :
« Je dis que la réaction de cet organe (l’organe de l’imagination) est
plus vive que l’action des sens ; parce qu’il ne réagit pas sur eux avec
la seule force que suppose la perception qu’ils ont produite, mais avec les
forces réunies de toutes celles qui sont étroitement liées à cette perception,
et qui, pour cette raison, n’ont pu manquer de se réveiller. »(14) Ainsi,
le plaisir qu’éveille en moi la perception d’une chose n’est pas lié seulement
à cette perception, mais encore à celles qu’induit mon imagination. Quand, à
titre d’exemple, j’entends une mélodie musicale, l’organe de mon imagination
ravive en moi toutes les autres perceptions qui y sont liées, même si mes sens
ne m’en donne aucune. C’est ainsi que : « L’imagination renvoie
aux sens plusieurs perceptions pour une qu’elle reçoit. Mes esprit***sont dans
un mouvement qui dissipe tout ce qui pourrait m’enlever aux sentiments que
j’éprouve. Dans cet état, tout entier aux perceptions que je reçois par les
sens, et à celles que l’imagination reproduit, je goûte les plaisirs les plus
vifs. Qu’on arrête l’action de mon imagination, je sors aussitôt comme d’un
enchantement, j’ai sous les yeux les objets auxquels j’attribuais mon bonheur,
je les cherche et je ne les vois plus. »(15)
KAMAL
ELGOTTI :
KHENIFRA LE 30-07-2017
1- Condillac : Essai
sur l’origine des connaissances humaines, Éditions Galilée, 1973.P.
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