lundi 20 mars 2017



Les fondements de la connaissance humaine
Chez Condillac
-5-

V- Des opérations de l’âme et de leur relation avec le besoin et les signes


Dans le troisième chapitre, deux questions retiennent l’analyse de Condillac : « La première, pourquoi nous avons le pouvoir de réveiller quelques-unes de nos perceptions ; la seconde, pourquoi, quand ce pouvoir nous manque, nous pouvons souvent nous en rappeler, au moins, les noms ou les circonstances. »(1)
En ce qui concerne la deuxième question, Condillac soutient que si nous sommes en mesure d’évoquer les noms et les circonstances de quelques perceptions, ce qu’elles nous sont familières. Elles seront ainsi l’objet principal de la première question, puisque, selon lui, elles demandent plus d’éclaircissement.
Comme c’est déjà mentionné, et à maintes reprises, l’attention est responsable de la liaison faite entre nos diverses idées. De fait, si certains objets l’attire c’est parce qu’ils répondent à nos besoins. En outre, s’il y a liaison entre ces derniers et les objets qui les suscitent, c’est l’attention qui en est responsable. En effet, dit-il : « à un besoin est liée l’idée de la chose qui est propre à le soulager ; à cette idée est liée celle du lieu où cette chose se rencontre ; à celle-ci celle des personnes qu’on y vues ; à cette dernière les idées des plaisirs ou des chagrins qu’on a reçus, et plusieurs autres. »(2)
Les besoins sont donc liés à des idées ou perceptions fondamentales, auxquelles on réduit toutes nos connaissances. Et c’est ainsi qu’une idée fondamentale s’enchaîne à d’autres, et que ces dernières se relient à d’autres encore, et ainsi de suite.
De plus, Condillac fait une distinction entre ces dernières idées et d’autres qui en dérivent, de façon à ce qu’il nous suffit d’évoquer les premières pour que les deuxièmes surgissent aussitôt. Et ce pouvoir qu’on a d’évoquer des perceptions, et d’évoquer les noms et les circonstances qui y sont liées, est dû à la liaison qu’opère l’attention entre les choses et les besoins auxquels elles se rapportent. Par conséquent, la permanence des deux facultés, c’est-à-dire l’imagination et la mémoire est garantie par la permanence de cette liaison même.
Mais, quel est le rôle joué par l’usage des signes dans le développement de ces diverses opérations, à savoir l’imagination, la mémoire et la contemplation ? 
D’abord, Condillac instaure une distinction entre trois genres de signes :
1- Des signes accidentels, composés des objets capables d’éveiller certaines idées dans des circonstances données.
2- Des signes naturels, des cris par quoi on exprime des sentiments de joie, de douleur, de crainte…etc
3- Enfin, ce qu’il appelle des signes d’institutions, comme  ceux de notre langage, et qui ont une relation arbitraire avec nos  idées.
Ainsi, distinction faite, qu’elles relation entretiennent ces opérations avec ces  signes ? Nous avons déjà signalé que l’imagination est une opération de l’âme due à la liaison qu’opère l’attention entre un objet donné et la perception qui lui correspond, alors que la mémoire est cette autre opération qui permet l’évocation générale de la perception, c’est-à-dire le nom et les circonstances qui en sont liés, et non pas la perception elle-même. Quant à la contemplation, elle est due à la liaison qu’opère l’attention entre nos idées. Dès lors, comme la perception et la conscience ne cessent de s’exercer, tant qu’on est éveillé, elles ne requièrent nécessairement pas l’usage des signes ; car l’attention est conscience d’une perception, celle-ci peut-être évoquée dès la vue de l’objet qui la suscite sans un secours atténué de la part des signes.
Mais, ce qu’il faut noter aussi est que Condillac fait une distinction nette entre, ce que je peux appeler, le fonctionnement volontaire et involontaire de l’imagination et de la réminiscence. En effet, et en l’absence des signes arbitraires, l’imagination peut, grâce aux signes accidentels, être motivée en présence de l’objet qui éveille en elle certaine perception. Cette dernière, en revanche, ne peut-être évoquée en l’absence de cette cause extérieure, à savoir l’objet. Donc, dépourvu d’une telle cause il n’est pas en notre pouvoir d’utiliser volontairement notre imagination et d’éveiller par suite les perceptions correspondantes. Ce même raisonnement s’applique aussitôt aux signes naturels : c’est parce qu’une relation s’est établie entre un cri donné, et le sentiment qui l’exprime, que ce dernier resurgit dès qu’on entend le premier. Dans ce cas aussi, notre imagination ne pourrait fonctionner que si nous aurions pu préalablement entendre un cri. Par conséquent, la présence des seuls signes accidentels et naturels ne donnera lieu qu’à un usage involontaire de notre imagination. En ce qui concerne la mémoire nous savons d’abord, selon Condillac, que nos idées sont, quant à leur origine, des perceptions que l’attention arrivait à lier avec des objets capables d’assouvir certains besoins. En suite, et par l’usage des signes qui représentent de telles idées, il devient en notre pouvoir d’actualiser ces dernières ou d’actualiser les circonstances qui les accompagnent.
Ainsi, la mémoire requiert forcement l’usage des signes arbitraires. Mais, à l’encontre de l’imagination qui, elle, demeure involontaire puisque elle nécessite la présence des signes accidentels et naturels pour opérer, l’acte de la mémoire est un acte volontaire ; nous pouvons nous ressouvenir de n’importe quel événement ou chose pourvu que nous le voulions. C’est pourquoi, conclut Condillac, « Les bêtes n’ont point de mémoire et qu’elles n’ont qu’une imagination dont elles ne sont point maîtresses de disposer. »(3) Pour qu’elles puissent, c’est-à-dire les bêtes, se représenter une chose absente, il faut que son image soit fortement liée à un objet présent. En outre, et suivant toujours les conceptions de Condillac, ce n’est pas la mémoire qui les dirige vers le lieu où se trouve la nourriture, mais c’est plutôt la liaison qui s’est établie entre le sentiment de la faim et les idées du lieu considéré. La même analyse peut-être appliquée à d’autres sentiments, comme la peur qu’elles éprouvent face au danger. Plus encore, ces sentiments peuvent être transmis à leurs petits par le simple contact avec leurs mères. Même nous, les humains, êtres doués de raison, « Nous pouvons remarquer en nous quelque chose de semblables dans les occasions où la réflexion serait trop lente pour nous faire échapper à un danger. A la vue, par exemple, d’un corps prêt à nous écraser, l’imagination nous retrace l’idée de la mort, ou quelque chose d’approchant, et cette idée nous porte aussitôt à éviter le corps qui nous menace. Nous péririons infailliblement si, dans ces moments, nous n’avions que le secours de la mémoire et de la réflexion. »(4)
L’exercice de notre imagination s’apparente dans maintes circonstances à une réflexion raisonnée et bien dirigée. C’est grâce à elle, que nous arrivons, à titre d’exemple, à éviter certains obstacles en conduisant sans y penser clairement et distinctement, comme dans le cas où  nous sommes préoccupés par un morceau de musique que nous entendons. Ces genres de phénomènes, et d’autres semblables, sont dus, selon Condillac, au principe de la liaison des idées.
 Ceci dit, l’exercice de l’imagination chez l’homme est soit volontaire et raisonné, soit involontaire et spontané, comme l’illustre bien l’exemple cité ci-dessus ; les animaux, eux, n’ont en leur disposition que l’imagination pour s’orienter et survivre, elle est un instinct « Qui, dit-il, à l’occasion d’un objet, réveille les perceptions qui y sont immédiatement liées, et par ce moyen dirige, sans le secours de la réflexion, toutes sortes d’animaux. »(5)
Cette approche comparative élaborée par Condillac vise : la critique de certains philosophes qui ont soit mis l’instinct à côté ou au-dessus de la raison, soit rejetés l’instinct en considérant les animaux comme de simple automates. Par conséquent, si il y a une différence entre l’homme et l’animal, il n’est qu’une différence de degré : l’animal a, certes, une âme inférieure à la nôtre, néanmoins il est capable d’user de la perception, la conscience, la réminiscence, l’attention et l’imagination quoique ces opérations échappent au contrôle de sa volonté.
En ce qui concerne la contemplation, comme c’est déjà exposé, elle se rapporte soit à l’imagination, de façon à ce qu’elle ne conserve que des perceptions, soit à la mémoire d’une telle manière à ce qu’elle n’en conserve que les signes. En effet, dit Condillac « Si on la fait consister à conserver les perceptions, elle n’a, avant l’usage des signes d’institution, qu’un exercice qui ne dépend pas de nous ; et elle n’en a point du tout, si on la fait consister à conserver les signes mêmes. »(6)
Diriger, donc, volontairement son attention passe par l’emprise de l’âme sur ses divers opérations (imagination, mémoire, contemplation), c’est pourquoi dépourvue d’une telle emprise, l’attention demeure fortement liée aux impressions qui émanent des choses.
Mais, une fois la mémoire formée grâce à la liaison volontaire opérée entre des idées et des signes qui les représentent, l’homme sera du même coup en mesure de manier à son gré l’imagination (qui n’est en effet que la liaison faite par l’attention entre un objet et une perception), et aura ainsi sur elle un pouvoir plus étendu.
Ce pouvoir, donc, d’attacher des idées à des signes, arbitraires ou d’institution, est ce qui marque, aux yeux de Condillac, la supériorité de l’âme humaine sur celle des animaux.
Récapitulons : le point de départ de la connaissance humaine est la perception, qui n’est que l’impression suscitée dans l’âme grâce à l’action des sens. De là, Condillac conclut que la perception et la conscience ne sont qu’une même opération sous deux noms. Autrement dit, apercevoir quelque chose c’est en être conscient.
L’attention, elle, est ce pouvoir qu’à la conscience de mettre en valeur une perception plutôt qu’une autre. Et de la répétition et la succession de nos perceptions, processus qui garantie notre identité, naît une autre opération : la réminiscence.
Une fois l’engendrement de ces opérations établit, il reste à savoir comment sur leur base surgissent d’autres qui sont : l’imagination, la mémoire et la contemplation.
En effet, l’imagination est le surgissement d’une perception dès la vue d’un objet, et c’est à l’attention que revient de lier celui-ci à celle-là. Mais, la mémoire est cette habilité que nous avons à évoquer l’idée générale de la perception ou les circonstances qui y sont liées, au lieu de la perception elle-même. La contemplation, elle, naît de la liaison qu’opère l’attention entre nos diverses idées, et c’est elle qui nous permet de penser aux choses absentes.
Enfin, Condillac instaure une distinction entre trois genres de signes : signes accidentels, signes naturels et signes arbitraires. Si les deux premiers signes sont communs à l’homme et à l’animal, les derniers, en revanche, sont propre à l’homme et à lui seul. Ainsi, la différence entre ce-dernier et l’animal est une différence de degré puisque tous les deux ont une âme, sauf que celle de l’homme est supérieure à celle de l’animal. Cette supériorité découle du fait que les hommes ont à leur disposition ces signes arbitraires qui les rendent maîtres non pas seulement de leur mémoire, mais aussi maîtres de toutes autres opérations de leurs âmes. Ce sont ces derniers signes qui nous permettent de prendre distance vis-à-vis  du monde qui nous entour, et, au même temps, de le maîtriser et le manipuler pour accomplir nos fins.

KAMAL ELGOTTI : LE 19-03-2017
KHENIFRA.                                               



1-      Condillac : Essai sur l’origine des connaissances humaines, Éditions Galilée, 1973.P. 125
2-      Ibid. PP. 125-126
3-      Ibid. P. 129
4-      Ibid. P. 130
5-      Ibid. P. 130
6-      Ibid. P. 131Page 1






                                                

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